En cédant ses actions à l’État, ArcelorMittal veut gagner, semble-t-il, sur tous les tableaux. “Il a pris le beurre, l’argent du beurre et la fille du crémier qu’il a fini par vite répudier.” Cruel destin pour un fleuron de l’industrie nationale résumé par un cadre de l’entreprise.
L’intrusion en Algérie de quelques firmes multinationales a vite montré aux officiels algériens que ces acteurs mondiaux, implantés dans de nombreux pays à travers le monde, ajustaient leurs choix stratégiques et tactiques en fonction de logiques globales. Ces sociétés s’implantent parfois dans un pays (par le biais d’IDE) dans le but de renforcer leur position concurrentielle à un niveau mondial, mais aussi parfois dans une logique spéculative pour en tirer un profit immédiat et quitter le pays dès que leur intérêt le dicte. L’affaire ArcelorMittal Algérie (AMA), première opération de privatisation en Algérie, devait constituer un cas d’école. On se souvient en octobre dernier, Abdessalem Bouchouareb, ministre de l’Industrie et des Mines, annonçait sur le site même du complexe sidérurgique d’El-Hadjar un accord avec le géant mondial de l’acier à l’effet d’une reprise par la partie algérienne des actions détenues par ArcelorMittal. Cette cession “à titre gratuit” aura surpris plus d’un et aura fait perdre leur lexique à nombre d’experts. Face à cette opération unique en son genre, certains parleront improprement de “recapitalisation” (dixit Bouchouareb), de “nationalisation”, de “renationalisation”, de “rachat d’actions”. “Que nenni ! Rien de tout cela ! C’est du jamais-vu même dans un ‘film hindou’ !”, ricane un juriste pour qui, toutefois, “les deux parties peuvent tout mettre dans un contrat !”.
Un pacte d’actionnaires draconien
“En réalité, Mittal rend gratuitement ce qu’il a acquis gratuitement.” En fait, l’indien se retire de l’actionnariat de façon anticipée en violation du pacte d’actionnaires signé le 5 octobre 2013 dont nous détenons une copie et qui dispose clairement dans son article 6 une période minimale de 7 ans d’inaliénabilité des actions. Pour renforcer le plan de développement et la pérennité sur le long terme de cette entreprise, les rédacteurs du document ont voulu, semble-t-il, imposer à ArcelorMittal la condition d’un investissement durable dans la société. Généralement, la “clause d’inaliénabilité” a pour objet d’interdire aux associés de céder leurs actions pendant un certain délai. “Elle garantit leur présence dans la société et leur implication dans son développement.” Ainsi, l’hypothèse d’une cession d’actions est sévèrement encadrée notamment par le droit de préemption de l’État, consacré par la législation algérienne. Craignant la propension du Maharadjah de l’acier à privilégier “les coulées” de profits à court terme au détriment des investissements industriels, la partie algérienne a été amenée, dans le cas d’espèce, à redoubler de précautions. Une obligation de résultats a même été instituée en vertu de l’article 7 qui exige d’ArcelorMittal des bénéfices pour les trois derniers exercices afin de prétendre à une éventuelle cession d’actifs. Seulement voilà, sous d’autres cieux, le sidérurgiste aurait déclaré depuis belle lurette sa filiale en cessation de paiement et aurait déjà plié bagage.
Mittal cherchait un repreneur…
Comme nous sommes en Algérie où il n’est pas question d’arrêter une activité appelée du reste à se développer et comme Mittal est lié par une obligation de maintien du niveau de l’emploi, l’indien cherchait, dès janvier 2012, un repreneur… Arguant de vagues histoires de capitalisation boursière, il avait montré à plusieurs reprises son intention de se délester de sa participation majoritaire (70%) dans le complexe d’El-Hadjar acquis en 2001. Ayant eu vent de ses contacts tous azimuts, l’État s’est manifesté en lui proposant de reprendre le contrôle d’AMA moyennant l’accompagnement par un plan d’investissement 2014-2017 financé par un apport de 700 millions de dollars de la Banque extérieure d’Algérie (BEA), sur la base d’un échéancier de payement et en fonction de sa réalisation. Cette opération se voulait également comme une mise en conformité avec la règle des 51/49 et comme gage de bonne volonté entre les deux parties. Ni une ni deux, Lakshmi Mittal s’est précipité sur l’occasion qui lui était offerte pour signer son premier désengagement. Le nabab indien s’en félicitera même auprès de Sellal sous les caméras de l’ENTV. Mais ne voilà-t-il pas que deux ans après cette signature en grande pompe, un rebondissement digne du héros «Djanitou» vienne tout remettre en cause. Sur ce registre, on ne savait pas que notre ministre de l’industrie était fan du kitsch bollywoodien pour qu’il en vienne par un communiqué de son département à inscrire, ironie du sort, le retrait total d’ArcelorMittal dans le cadre de “l’optimisation de son portefeuille d’actifs”. Comment expliquer, en effet, une telle délicatesse à l’égard d’un (dés)investisseur étranger, de surcroît spéculateur en Bourse ? Car désormais, on ne sait plus, si dans cette affaire, ce sont les dirigeants d’ArcelorMittal ou les nôtres qui sont les plus retors…
À quoi rime l’annonce de Bouchouareb ?
Bref, en l’absence d’un véritable chef d’orchestre, Bouchouareb semble être allé plus vite que la musique. Du moins, comme elle est écrite. La veille de son déplacement à El-Hadjar (le 6 octobre), il avait présenté en Conseil des ministres présidé par Bouteflika, un avant-projet de loi relatif à l’investissement, examiné et adopté en même temps que la fameuse loi de finances 2016, des textes qui viennent “assouplir” non seulement le droit de préemption exercé par l’État mais qui comportent aussi d’autres mesures radicales sinon impopulaires… Parmi les nouvelles dispositions, certaines semblent être en lien direct avec l’accord conclu avec ArcelorMittal et annoncé le lendemain même par Bouchouareb à El-Hadjar. Des sources avancent que le magnat indien aurait été vu, himself, la veille à Alger (le 5 octobre) du côté du Palais du gouvernement. Une visite passée, cette fois, étrangement sous silence. Il est vrai que le timing est assez troublant puisque le surlendemain, le 7 octobre, Bouchouareb annonce, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la reprise par l’État du complexe d’El-Hadjar, et ce, sans s’assurer du dispositif réglementaire ni même des intentions réelles de Mittal. En proclamant une nouvelle organisation qui devait intervenir au plus tard le 1er décembre dernier, le ministre avait probablement en tête l’article 11 qui prévoit par “exception” la fin de la durée du pacte d’actionnaires en cas de “l’expiration du terme d’AMA ou la liquidation d’AMA”. Depuis, les choses sont restées en l’état. Et pas de changement de registre du commerce. On évoque même à ce sujet une “impasse” pendant que Mittal préfère, lui, être discret. Wait and see.
Pourquoi Mittal veut-il partir ?
“En cédant ses actions, Mittal veut finalement gagner sur tous les tableaux. Il a pris le beurre, l’argent du beurre et la fille du crémier qu’il a, d’ailleurs, vite répudiée. Il laisse aujourd’hui El-Hadjar exsangue, déficitaire, ne produisant qu’à peine 300 000 tonnes d’acier alors qu’il s’était engagé au départ à porter la production à 5 millions de tonnes en dix ans !” vitupère un cadre de l’entreprise. “Mittal se débarrasse surtout de ses dettes et des déficits accumulés nonobstant le fait d’associer son nom à une entreprise structurellement déficitaire”. Et ce n’est pas tout ! Mittal se libère également de la nécessité de participer à un plan d’investissement financé en partie par apports en fonds propres. “C’est simple, Mittal préfère vendre en Algérie qu’y produire. Et il ne s’en prive pas !” Ainsi, notre pays importe annuellement de 6 à 7 millions de tonnes/an d’acier pour une enveloppe financière de 7 milliards de dollars US. Si on ne connaît pas, pour l’heure, la part de marché du leader mondial en Algérie, on sait, en revanche, s’agissant d’El-Hadjar que le crédit d’exploitation obtenu auprès de la BEA (dont les premières échéances de remboursement tomberont en janvier prochain) est quasiment “laminé”. Au moins 80 millions d‘euros ont été dépensés dans l’importation de brames d’acier sorties des usines d’ArcelorMital au Luxembourg et en Ukraine. Ces achats de demi-produits sidérurgiques sont justifiés par “l’arrêt du haut fourneau, une éternelle rengaine”. Il faut dire que le géant mondial de l’acier sait moduler sa stratégie en tenant compte des “synergies” qu’il obtient avec les entreprises qu’il contrôle déjà à l’échelle mondiale. “Il veut quitter El-Hadjar, dit-il, à cause de sa mauvaise cotation boursière mais il ne renoncera jamais à l’Algérie !” Certaines sources assurent, en effet, que, dans tous les cas de figures, le sidérurgiste indien restera, “et pour longtemps encore”, dans la course en Algérie. “Mais pas question de parier une roupie sur El Hadjar !” Outre le fait qu’ArcelorMittal va y poursuivre en tant que prestataire de services une “assistance technique”, comme l’a indiqué Bouchouareb, Mittal aurait eu aussi le feu vert pour l’implantation d’une aciérie dédiée spécialement au rail, un marché qui pèse en moyenne 1,5 million de tonnes d’acier dans la perspective du développement du secteur des transports ferroviaires. On soupçonne aussi Mittal de lorgner l’exploitation du gisement géant de Gara Djebilet (Tindouf) qui recèle plus de 3 milliards de réserves en minerai de fer…
Et puis survint l’article 66…
La loi de finances 2016, actuellement objet de controverses, stipule à travers son article 66 l’ouverture du capital des entreprises publiques en faveur des résidents privés. Cette information suscite de grandes spéculations. Cet article de loi prévoit de céder jusqu’à 66% du total des actions des entreprises publiques économiques. S’agissant de repreneurs nationaux, notre cadre d’El-Hadjar y trouve un motif de consolation : “Pourvu que ce ne soit pas les Français comme les barons de la sidérurgie — les Wendel et les Schneider — qui ont fait fortune au XIXe siècle grâce à la mise à sac d’Alger en 1830. Il ne faut pas oublier que les forges du Creusot sont à nous et que la tour Eiffel a été construite avec de l’acier provenant du minerai de fer du Zaccar”.
Notre interlocuteur à la fibre patriotique attire néanmoins notre attention sur la participation de Kamel Djoudi, P-DG du Groupe Imetal (dont dépend le complexe sidérurgique d’El-Hadjar) au road show aux USA auquel a pris part également Bouchouareb. Il craint à ce sujet que l’ouverture du capital d’El-Hadjar tombe dans le giron de l’actuel patron du FCE, Ali Haddad, organisateur précisément de ladite mission intitulée “Doing businness in Algeria” soit faire des affaires en Algérie. Nostalgique de l’époque où El-Hadjar représentait “un symbole des luttes syndicales”, il se dit prêt à en découdre pour défendre le “caractère social et populaire de l’État algérien”.
Il inscrit d’ailleurs son combat pour la préservation des acquis sociaux dans un cadre plus global : “Tant qu’on n’aura pas changé de Constitution en Algérie, on n’a pas le droit de parler d’oligarchie.” D’après lui, on ferait mieux d’appeler le capitalisme à l’algérienne “d’encanaillement” puisque, selon lui, dans les jours à venir des pans entiers de l’économie nationale vont être remises à “une élite de mafieux et de riches bouseux politiquement connectés, des ‘maquignons’ comme dirait le bon vieux Mao”. Et de s’interroger : “Que feront les Algériens ? Accepteront-ils de se faire dépouiller ?” Voulant en savoir davantage sur le climat social qui prévaut actuellement au complexe d’El-Hadjar, toutes nos tentatives de joindre la direction et le syndicat de l’entreprise sont restées vaines.
M.-C. L.