Depuis des années, Saïd Bouteflika se tient dans l´ombre de son frère. On lui prête de l’ambition, le goût de l’intrigue et une immense influence sur le président, encore accrue par la maladie de ce dernier. Fantasme ou réalité ?
On le qualifie volontiers de vice-président, de vizir ou de président bis. Plus jeune frère du chef de l´État, conseiller spécial à la présidence, Saïd Bouteflika exerce une influence considérable. Dernière illustration de cette proximité, le black-out médiatique qu´il a imposé tout au long de l´hospitalisation d´Abdelaziz Bouteflika en France (du 27 avril au 16 juillet) pour un accident vasculaire cérébral (AVC), à 76 ans. Depuis le Val-de-Grâce, les Invalides, l´hôtel George V – où il a pris ses quartiers – ou encore une célèbre brasserie parisienne, Saïd filtrait l´information, prodiguait recommandations et instructions au gouvernement, aux cadres de la présidence, aux directeurs des médias publics ou privés, aux élus du Front de libération nationale (FLN)… Bref, le conseiller se substituait presque au président.
Obscur enseignant à l´université Houari-Boumédiène de Bab-Ezzouar jusqu´en 1999, année de l´élection d´Abdelaziz Bouteflika, cet homme à la silhouette frêle est aujourd´hui le maillon fort de la famille et le pivot du clan présidentiel. À tel point qu´on lui prête, au « pays des mille et une rumeurs », l´intention de désigner le successeur de son frère, voire de lui succéder lui-même. La vie de cet homme aussi mystérieux que puissant au palais d´El-Mouradia comme à la ville est une énigme. Si bien que le département d´État américain lui-même, à en croire les câbles secrets du site WikiLeaks, a demandé entre 2008 et 2009 à ses diplomates basés en Algérie, en France, au Maroc et en Tunisie d´enquêter sur cet homme « secret et discret ».
Si les journalistes le côtoient régulièrement, rares sont ceux qui osent pousser plus loin leurs investigations. Saïd Bouteflika n´accorde jamais d´entretien, ses amis craignent de parler et refusent de témoigner. Ses détracteurs ne disent que du mal de lui. « Ne vous fatiguez pas, nous conseille l´un de ses intimes. Il ne parlera jamais. » La paranoïa est si grande que l´on vous explique parfois qu´il serait préférable de ne pas trop s´intéresser au personnage. Ce qui épaissit davantage le mystère autour de ce conseiller dont le destin, quoi qu´on en dise, reste intimement lié à celui du président.
Issu d´une fratrie de neuf (cinq frères, une soeur et trois demi-soeurs), Saïd naît en 1957 – vingt ans après Abdelaziz – à Oujda, ville marocaine frontalière. Le père, mandataire de marché de gros, meurt un an plus tard. Le garçon est alors élevé par sa mère, Mansouriah, qui tient un bain maure, le Hammam Jerda. « C´était une véritable « mamma à l´italienne », se rappelle un ami de la famille. Elle couvait ses enfants autant qu´elle se montrait sévère envers eux. En l´absence du père, c´est Abdelaziz qui a pris Saïd sous son aile comme s´il était son fils. Plus tard, Saïd a eu un autre protecteur, Houari Boumédiène [proche de la famille, NDLR], qui s´est pris d´affection pour lui. »
L’arbre généalogique de la famille Bouteflika :
Un élève moyen un peu reservé
À l´indépendance, en juillet 1962, la famille s´installe en Algérie. Abdelaziz est d´abord député de Tlemcen, puis devient ministre des Affaires étrangères sous la présidence d´Ahmed Ben Bella. Les Bouteflika s´installent alors dans une résidence à Poirson, sur les hauteurs d´Alger. Saïd profite des meilleurs établissements de la capitale : primaire et secondaire chez les Pères blancs à l´école Saint-Joseph, lycée chez les Jésuites. « Il y a été scolarisé au même titre que les enfants des membres du Conseil de la révolution [cabinet noir né après le putsch du 19 juin 1965 contre Ben Bella] ou que la progéniture de la nomenklatura, se souvient un camarade de classe. C´était un élève moyen, plutôt effacé, qui ne faisait pas le fier bien que son grand frère ait été alors considéré comme le numéro deux du régime. »
Après un baccalauréat et une licence à l´université scientifique de Bab-Ezzouar, il gagne Paris en 1983 pour préparer un doctorat en informatique. Dans le même temps, la roue tourne du mauvais côté à Alger. Successeur putatif de Boumédiène, décédé le 27 décembre 1978, Abdelaziz Bouteflika est mis sur la touche par les militaires, qui lui préfèrent le colonel Chadli Bendjedid. Écarté du comité central du FLN en décembre 1981, l´ex-ministre choisit de s´exiler. Paris, Damas, Genève, les Émirats – où il monnaie ses services comme consultant international. Il boudera son pays pendant des années. De son éviction, il gardera longtemps un goût amer : « J´aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumédiène. Mais la réalité est qu´il y a eu un coup d´État à blanc et l´armée a imposé un candidat imprévu », affirme-t-il le 8 juillet 1999 à la radio française Europe 1. Sa famille n´est pas non plus épargnée par cette opération de « déboumédiénisation » : elle est contrainte de quitter la villa qu´elle occupe. À l´époque, on entend souvent la mère, les frères et les soeurs se lamenter de cette disgrâce : « Hagrouna ! » (« ils nous ont humiliés »).
L´acharnement ira plus loin : après une instruction entamée début 1979, la Cour des comptes l´accuse le 8 août 1983 de détournement de fonds. Chef de la diplomatie à l´époque des faits – entre 1965 et 1978 -, Abdelaziz Bouteflika aurait demandé aux consulats et ambassades d´Algérie de verser leurs excédents budgétaires sur deux comptes personnels ouverts en Suisse. Montant total : 60 millions de dinars (environ 570 000 euros actuels). L´accusation et, surtout, la volonté de le salir le marquent à jamais. « Contrairement à ce que dit et croit la vox populi, ni Abdelaziz ni Saïd ne roulaient sur l´or durant ces années d´exil, confie une vieille connaissance qui les fréquentait à Paris. Certes, Abdelaziz était pris en charge par ses amis des pétromonarchies et gagnait bien sa vie, mais il était loin d´être millionnaire. Quant à Saïd, s´il vivait dans le quartier du Cherche-Midi (6e arrondissement), il habitait un studio et avait des difficultés à boucler ses fins de mois. »
D’enseignant à conseiller spécial du président
Le retour de Saïd à Alger, en 1987, coïncide avec la fin de la disgrâce de son frère aîné. Après six années passées hors du pays, Abdelaziz retrouve une certaine respectabilité en réintégrant le comité central du FLN. Dans la foulée, sa famille se voit restituer la villa de Sidi Fredj, confisquée par le gendre de Chadli Bendjedid, et en obtient même une autre dans le quartier d´El-Biar, sur les hauteurs de la capitale. Les deux frères ne sont jamais loin l´un de l´autre : dans l´immeuble, l´aîné occupe le 6e étage, le cadet le 5e. Mais Saïd se tient à l´écart de la politique.
Enseignant à l´université, marié à une médecin biologiste, il se contente de militer comme syndicaliste au sein du Conseil national des enseignants du supérieur (Cnes). « Saïd en était un membre mineur, tempère un ancien camarade. Il participait aux réunions et aux grèves, mais il était discret. Il était plutôt manoeuvrier, dans la mouvance trotskiste. »
En septembre 1998, le président Liamine Zéroual annonce sa démission et l´organisation d´élections anticipées. C´est le début d´une nouvelle ère pour la famille : alors qu´il avait décliné leur offre en janvier 1995, Bouteflika est de nouveau sollicité par les militaires pour se présenter. « Candidat du consensus », il fédère autour de lui le ban et l´arrière-ban du régime. Durant cette période, son frère est déjà à ses côtés, mais demeure discret. « Saïd a joué un rôle insignifiant dans la campagne électorale, se souvient un ancien ministre. Dans la villa de Hydra [Alger] qui servait de QG, il connaissait très peu de monde et ne figurait même pas dans l´organigramme de l´équipe du candidat Bouteflika. »
Vingt ans après avoir été évincé, Abdelaziz Bouteflika est élu président, le 15 avril 1999. Au palais d´El-Mouradia, le nouveau chef de l´État s´entoure de sa famille : Saïd devient son conseiller spécial, et Zhor, sa soeur, naguère sage-femme, prend soin de lui et mitonne les petits plats dont il raffole. Mustapha, spécialiste en ORL, devient son médecin personnel (il décédera en juillet 2010). Tous sont nommés par décrets non publiables. Les deux autres frères restent à l´écart. Abdelghani est avocat à Paris et Nacer garde son poste de secrétaire général du ministère de la Formation professionnelle.
Au siège de la présidence, Saïd s´occupe officiellement du service informatique. S´il accompagne le chef de l´État dans tous ses déplacements, son pouvoir est limité. « Durant ce premier mandat, on comptait plus de vingt conseillers au palais, explique l´un d´eux. Saïd se mêlait rarement des affaires du protocole ou de la sécurité. De plus, la présidence était tenue par des hommes chevronnés tels qu´Ali Benflis [directeur de cabinet puis chef du gouvernement entre août 2000 et mai 2003] ou Larbi Belkheir[directeur du cabinet présidentiel après Benflis]. »
Mais une année avant la fin du premier quinquennat, le pouvoir du benjamin de la famille croît subitement. Il devient « les yeux et les oreilles du chef de l´État, juge un ex-conseiller à la présidence. Il est le seul à entrer dans son bureau sans être annoncé. Il jouit de la confiance absolue du président, réputé méfiant et soupçonneux ».
Saïd tisse des liens étroits avec certains ministres qu´il côtoie le soir dans les restaurants ou les villas privées, cajole les associations et les organisations civiles de masse qui bénéficient des subventions de Sonatrach ou du ministère de l´Action sociale et de la Solidarité nationale. Il sait aussi se faire menaçant, et pousse hommes d´affaires et industriels à financer la campagne du président sortant. Toujours en coulisses, il participe au limogeage d´Ali Benflis en mai 2003 et prend part à la campagne qui aboutira quelques mois plus tard à sa destitution du poste de secrétaire général du FLN. Il est vrai que ni Bouteflika ni son clan ne pardonnent à l´ancien Premier ministre de s´être porté candidat. « Si Benflis reste au gouvernement, il installera ses relais partout et nous mangera tout crus », susurre un jour Saïd au président.
Saïd Bouteflika manoeuvre pour évincer ses détracteurs
Si la réélection de Bouteflika en 2004 renforce l´ascendant de Saïd, il lui reste néanmoins à évincer Larbi Belkheir (aujourd´hui décédé), alias le Cardinal, l´homme fort du cabinet présidentiel – celui à qui, entre autres, Bouteflika doit son retour aux affaires. De notoriété publique, Saïd et Larbi ne s´entendent pas. Alors, comment faire ? Réponse : mettre en minorité le Cardinal. « Belkheir avait un impressionnant carnet d´adresses, du tact, l´expérience des arcanes du pouvoir et une vraie influence sur l´armée, explique un diplomate. Bref, tout ce qui manquait ou presque à Saïd. Belkheir lui faisait de l´ombre, il fallait donc le pousser vers la sortie. »
Un ex-cadre d´El-Mouradia renchérit : « Le frère a manoeuvré habilement pour monter le président contre Belkheir, si bien que les deux hommes ont fini par ne plus communiquer. L´atmosphère était viciée par les rumeurs, les intrigues et les complots… » Le président finit par se séparer de son directeur de cabinet en août 2005 et le nomme ambassadeur au Maroc. Moulay Mohamed Guendil prend sa place, mais la plupart de ses prérogatives sont transférées à Mohamed Rougab, le secrétaire particulier du président, et à Mokhtar Reguieg, son directeur général du protocole. Deux hommes totalement dévoués au président, donc à son frère…
Un autre événement majeur, en novembre 2005, conforte encore un peu plus l´influence de Saïd. Victime d´un « ulcère hémorragique », Abdelaziz Bouteflika est hospitalisé en France. Le président frôle la mort. Lorsqu´il reprend ses activités, il est contraint de lever le pied. Son rythme de travail se ralentit, ses voyages se raréfient, les Conseils des ministres s´espacent. Comme un retournement du destin, c´est désormais son frère qui veille sur lui. « La maladie du président a ouvert un boulevard à Saïd, analyse un habitué du sérail. Il tient l´agenda du chef de l´État, intervient dans les nominations de ministres, de diplomates, de walis [préfets], de patrons d´organismes publics, et influe sur la vie interne du FLN. Devenu incontournable pour accéder au président, le conseiller spécial prend de facto la direction des affaires à El-Mouradia. »
Tant qu’Abdelaziz est président, Saïd peut rester aux affaires
Une prise de contrôle qui permet à Saïd de préparer le terrain au chef de l´État pour un troisième mandat… Car il le sait, son propre maintien aux affaires dépend de l´avenir de son aîné. Les proches ne se montrent pas unanimement favorables à la réélection d´Abdelaziz ? Saïd se charge de les convaincre et incite ce dernier à modifier, en 2008, la Constitution de 1996, qui limitait le nombre de mandats du président. Mieux qu´en 2004, Saïd met au pas hommes d´affaires et organisations patronales, qui contribuent à hauteur de 40 % au financement de la campagne électorale. « Certains ont versé des milliards de dinars pour le candidat-président, confie un entrepreneur. Ceux qui rechignaient à mettre la main à la poche redoutaient d´être privés de marchés. » Mission accomplie : avec la victoire d´Abdelaziz, Saïd s´assure cinq années de plus à El-Mouradia.
Reste à savoir s´il veut maintenant peser sur la succession. Et s´il dispose, comme en 2009, de relais suffisants. « La donne a changé, décrypte un connaisseur. Le président ? Affaibli. Les hommes qui ont constitué l´ossature de son pouvoir ? Tous évincés. Le FLN et le RND [Rassemblement national démocratique], qui servaient de majorité ? En crise. Aujourd´hui, Saïd tient sa puissance de son statut de frère et conseiller spécial d´un président encore en exercice. Le jour où Abdelaziz annoncera officiellement qu´il ne briguera pas de quatrième mandat, les cartes seront redistribuées. »