Ses tortionnaires étaient enragés. Ils lui ont arraché les yeux. Ils ont cloué son corps sur une planche. Ils ont placé son enterrement sous haute surveillance. Pourquoi? Pour plusieurs raisons!…
Extrême sauvagerie. C’est les yeux arrachés, la mâchoire brisée et le corps cloué à une planche que le chahid, Si Amar Djeffal, rendit l’âme le 26 janvier 1957. Sa dépouille fut jetée, par ses tortionnaires devant l’entrée du cimetière d’El Khroub (wilaya de Constantine). Un important dispositif militaire français fut alors mis en place aux alentours du cimetière ainsi que devant sa maison. Il était interdit à la population de lui rendre le dernier hommage ou de présenter des condoléances à sa famille, car les forces coloniales espéraient, par ce déploiement, mettre la main sur les autres membres de son groupe. Ce qui explique que seules cinq personnes étaient présentes à son enterrement. Le beau-père du chahid, Bellahreche Larbi, son oncle, Djeffal Mohamed, l’imam, cheikh Ahmed Bestani, pour la prière du mort, le gardien du cimetière, Belarbi, et le neveu de ce dernier, Boudiaf Larbi qui remettra après la cérémonie les vêtements ensanglantés du chahid à sa famille. La surveillance aux abords du domicile des Djeffal, se poursuivra durant des années. Si Amar a laissé une veuve et cinq orphelins, dont un seul garçon. Pour comprendre la rage de ses bourreaux et le dispositif de surveillance mis en place, il faut nécessairement remonter le parcours atypique du chahid. Si Amar vit le jour, en 1909, au douar de Ouled Aziz, dans la wilaya d’Oum El Bouaghi. Issu d’une famille d’agriculteurs, il fréquenta l’école coranique locale avant de se rendre, adolescent, à la zaouïa fondée avant le XVe siècle à Oued Seguen, dans la wilaya de Mila, par le cheikh Abderrahmane Ben Hamlaoui. Durant plus d’une décennie, il y bénéficia de l’enseignement dirigé par le cheikh Ahmed Bastami connu sous le nom de Khaldi. De nombreux érudits de tous les coins du pays et de l’étranger en général et de Tunisie en particulier, venaient à la zaouïa dispenser des cours aux élèves.
En face du café des Chihani
Une fois ses études achevées, Si Amar revint, en 1940, parmi les siens avant de décider, avec son frère Tayeb, de s’installer à El Khroub. Il avait 31 ans et son douar devait lui paraître trop petit pour ses ambitions et son savoir. Des ambitions qui, nous le verrons, n’ont rien à voir avec ses intérêts personnels, mais plutôt avec ceux de son pays et de ses compatriotes qui vivaient sous la domination étrangère. Contre toute attente et alors que ses «bagages» intellectuels le destinaient à des fonctions ayant trait à l’éducation ou à la production littéraire, il décida, une fois installé dans la ville d’El Khroub, de tenir un commerce d’alimentation générale. Il se trouve que son magasin était proche du café que gérait Ramdane Chihani aidé par son fils le chahid Bachir Chihani qui succéda plus tard au chahid Mostefa Ben Boulaid à la tête de la Wilaya I historique après l’arrestation de ce dernier en février 1955. Cette proximité des Chihani et de Si Amar n’avait rien de fortuit. Si Amar était déjà militant de la cause nationale dans les rangs de l’Etoile nord-africaine (ENA) puis du Parti du peuple algérien (PPA). Un militant très engagé qui avait vu ses convictions et sa détermination pour l’indépendance de son pays se renforcer après les massacres du 8 Mai 1945 qu’il vécut douloureusement. Et c’est naturellement qu’il a rejoint les rangs du mouvement de Libération nationale dès le 1er Novembre 1954. Il venait de boucler ses 45 ans. L’âge de l’espérance de vie, à l’époque, des indigènes que nous étions. Les colons, dans de meilleures conditions, vivaient plus longtemps. 45 ans c’est aussi le double de la moyenne d’âge des moudjahidine, y compris les chefs historiques du déclenchement du 1er Novembre 1954. S’il était admis, vu son âge, que Si Amar ne pouvait pas physiquement crapahuter dans le maquis, il avait cependant d’autres atouts qu’il allait mettre au service de la révolution. Il avait l’âge d’une maturité accomplie et une expérience de la vie et du comportement humain qui lui permettaient d’éviter bien des écueils. D’où le secret qu’il entretenait sur ses véritables activités. En plus du cloisonnement structurel imposé par l’organisation de la Révolution. En outre, ses capacités intellectuelles et son intelligence supérieure à la moyenne étaient des «armes» qui allaient donner du fil à retordre aux forces coloniales. Elles ont mis des années pour s’apercevoir de son rôle très actif dans la guerre de Libération nationale. Sous son apparence d’un paisible commerçant à la belle allure qu’il soignait avec ses burnous de haute facture Si Amar échappait aux «clichés» admis du fellaga.
Les forces coloniales ne pouvaient pas se douter qu’ils étaient, en réalité, face à un moudjahid qui avait fait de son commerce d’alimentation générale une véritable base arrière de l’armée de Libération nationale, au beau milieu de la ville. Son extrême vigilance et le secret absolu dont il s’entourait en permanence lui ont permis d’échapper plusieurs fois aux griffes de l’ennemi.
L’attaque de la caserne
Il avait pour principal adjoint le chahid Mahmoud Benlarbi qui avait la charge des relations avec les jeunes militants (Khenchouche Kroum, Daïni Omar, Hachouf Kaddour, Abdelaziz Fedloune, Houabes Zouaoui, Kerbouaâ Abdelhamid, etc). Malgré tout et au fil du temps, les autorités coloniales commencèrent à avoir des soupçons. Elles mirent tous leurs informateurs sur les traces de Si Amar qui fut arrêté plusieurs fois, mais toujours relâché faute de preuves. Il était difficile pour eux d’admettre qu’un si «vieil» homme vivant confortablement de son commerce situé en plein centre-ville puisse être un «dangereux fellaga». Si Amar avait réussi, deux années durant, à déjouer tous les pièges qui lui étaient tendus par le deuxième bureau de l’armée française. A l’automne de l’année 1956 eut lieu l’attaque par les moudjahidine de la caserne dite des Sénégalais et située dans la ville. Une importante quantité d’armes a pu ainsi être récupérée et acheminée sous la direction de Si Amar aux maquisards d’El Héria dans la région d’El Khroub. L’opération avait eu un retentissement tel que l’armée française redoubla de férocité pour retrouver les auteurs. Les arrestations se sont multipliées, la torture redoublait de férocité. Suite à quoi, Si Amar fut de nouveau arrêté. Après plus d’un mois de tortures atroces comme savaient le faire les bourreaux de l’occupant, mais sans réussir à ébranler la résistance de Si Amar, il fut relâché dans un piteux état. Toujours aussi déterminé et dès qu’il put, après des soins, retrouver un peu de forces, Si Amar reprit le combat. Au deuxième bureau français un sous-lieutenant, un certain Guy Serra avait décidé de mettre la main définitivement sur Si Amar. Il était convaincu du rôle central qu’il tenait dans la lutte de Libération nationale. Il n’avait pas tort mais ce qui perdit Si Amar fut un indicateur répondant au nom de Bezbouz qui découvrit son rôle central dans la préparation de la grève des 8 jours en janvier 1957. Si Amar Djeffal que les habitants d’El Khroub appelaient «Si Amar Laâzizi» du nom de son douar natal, fut arrêté de nouveau et pour la dernière fois. Nous avons rapporté au début comment il fut supplicié et enterré. Quelques jours après sa mort, la condamnation à mort du traître Bezbouz qui l’avait livré à ses tortionnaires, fut confiée au jeune fidaï, Lachtar Hamlaoui, qui l’exécuta en plein jour et en plein centre de la ville d’El Khroub. En ce jour anniversaire du moudjahid, on ne peut que se recueillir à la mémoire de Si Amar et de tous ses compagnons. Sans leur sacrifice et leur combat les Algériens seraient toujours sous domination étrangère. On ne le répétera jamais assez!