Commentant le manque de liquidités à la Banque de l’agriculture et du développement rural (BADR), cet expert financier n’exclut pas que le problème s’étende aux autres banques publiques. Avec l’emprunt obligataire national, explique-t-il, le Trésor a fragilisé ces banques « en poussant les souscripteurs initiaux, publics ou privés, à transférer leurs avoirs de l’épargne bancaire à 3% vers sa propre offre à 5 et 5,75%, plus alléchante ».
Pour le cas particulier de la BADR, banque théoriquement spécialisée dans le financement de l’agriculture, de la pêche – annexée à l’agriculture par la nature même de cette activité de prélèvement aléatoire de ressources du règne animal -, les choses ont toujours été plus complexes que pour les autres banques, et ce, pour diverses raisons, liées aussi bien à cette spécificité qu’au fait qu’elle a dérogé à sa mission originelle, sur injonction, au profit d’autres secteurs qui ne relèvent pas de son domaine de compétences initial.
Durant les années 1990, cette banque à pratiquement financé l’importation et le court terme en premier lieu comme toutes les autres banques – vu le manque de liquidités pour le moyen et le long terme, et le manque d’investisseurs dans son domaine d’activités pour les taux d’intérêts prohibitifs de 22% et les raisons sécuritaires que tout le monde connaît.
Avec le temps, et après que tous ses agents se soient habitués à ce recyclage en douce et sur le tas, devenant même la banque la plus efficace en termes de commerce extérieur, à sens unique bien sûr – et ceci n’est pas de sa faute – la BADR a quand même subi au même titre que ses consœurs les affres de la presque cessation de paiement en 1999, par manque de capitaux propres pour le réescompte. Avec l’embellie pétrolière et la recapitalisation des banques, elle s’est vue réassigner le financement des investissements dans son domaine de compétence initial mais aussi le financement de projets qui n’ont rien à voir avec ce domaine et qui aspiraient l’essentiel de ses soutiens à la sphère économique.
La conjonction d’incidents de paiement dans ces domaines disparates s’est fait sentir à partir de 2004, mais avec le matelas financier de l’Etat et les recapitalisation, ainsi que des affectations de liquidités par la banque d’Algérie, sans aucun plan précis d’investissement, les incidences directes de ces créances douteuses ne se sont pas fait sentir sur la trésorerie, même si dans la structure réelle de l’actif, elles étaient visibles à l’œil nu. Dans l’absolu, on peut dire que le gros des créances de cette banque ne sont considérées comme telles que sous l’effet de la consolidation en relançant les créances défaillantes par d’autres crédits censés les réanimer, l’absence de provisions sur les créances réellement en souffrance mais non libellées comme telles, et l’affectation des propres ressources de la banque en intérêts aux créances initiales, par un artifice qui les fait passer de produits et réserves au passif à créances consolidées à l’actif.
En termes de trésorerie, il faudra étudier en détail les flux entrants, pour savoir exactement ce qui a été recouvré à ce jour comme créances et ce qui est partiellement ou globalement, temporairement ou définitivement compromis en termes de créances, qui constituent l’essentiel de l’actif.
On peut considérer dors et déjà, que le gros des créances sur l’agriculture et surtout la pêche, sont en grande partie, plus des écritures comptables d’équilibre que des montants recouvrables à court ou moyen terme, et ce quelque soit la bonne volonté des débiteurs. Mais ceci est aussi valable pour d’autres secteurs, qui n’ont rien à voir avec la vocation de cette banque et qui lui ont été imposés, par ordre de la tutelle.
Sans le réescompte, qui, lui-même, exige un certain niveau de capitaux propres et de solvabilité en terme de ratios d’engagement, cette banque, au même titre que ses consœurs, est dans la même situation qu’en 1999, et ce par la faute de sa tutelle, qui la fait naviguer entre l’injonction dirigiste dans l’octroi des crédits et l’orthodoxie ultra libérale dans les modes de recouvrement et les artifices d’écritures, au besoin.
Il paraît que le BADR a été touchée de plein fouet par sa souscription à l’emprunt obligataire national. De plus, le secteur agricole absorbe beaucoup d’argent sans être en mesure d’en générer. Quel avenir prévoyez-vous pour cette banque?
Au cours d’une émission sur l’ENTV, au mois de mais dernier, j’avais émis des doutes sur la nature des fonds levés pour cette souscription au pas de charge, et surtout sur la tentation pour l’Etat de suppléer à l’échec du recouvrement des fonds de l’informel, cible théorique de cette action, par une aspiration des fonds identifiés et détenus en dépôt par les banques au profit de sa propre trésorerie.
Mes craintes se sont malheureusement avérées fondées. Les différents dépôts inscrits au passif de cette banque, étant ou bien des provisions pour des opérations à court terme ou des dépôts de l’Etat ou des particuliers, ainsi que des produits cumulés des exercices antérieurs, n’avaient, dans les faits, à l’actif comme contre-valeur que peu de trésorerie réelle, le reste étant constitué de créances de la banque sur divers clients plus ou moins douteux et peu passibles de liquéfaction à court terme.
Le Trésor ayant surtout besoin de liquidités pour ses dépenses à court terme, a donc pompé une grande partie de ces liquidités en poussant les souscripteurs initiaux, publics ou privés, à transférer leurs avoirs de l’épargne bancaire à 3% vers sa propre offre à 5 et 5,75%, plus alléchante, surtout qu’elle permet en plus de relever des fonds dans les mêmes banques avec pour garantie de débit le fameux bon du Trésor. Ainsi, une banque qui a, par exemple, 10 milliards de dinars de dépôts à moyen terme de divers clients, est sommée de les verser au Trésor qui vend ses bons contre cette trésorerie, moyennant des bons, mais aussi d’octroyer en crédit l’équivalent d’au moins 70% de ces bons, ce qui crée une double dépression dans cette même trésorerie, et revoie dans les faits tout ce beau monde vers la banque d’Algérie en fin de parcours pour le refinancement de cette dépression. Et là, je pense toujours que le Trésor aurait pu faire l’économie de tout cette gymnastique dangereuse pour les banques commerciale en recourant directement à la Banque d’Algérie, et en laissant le soin aux banques d’apurer leurs créances par une autre technique que les artifices comptables, et en procédant par une mise à plat des créances et des secteurs et acteurs concernés, par ordre d’utilité économique pour le pays.
La création d’une banque à capitaux majoritairement publics spécialisée dans le micro-financement des activités agricoles et de l’élevage fait son chemin depuis deux ans. Elle sera mise en place pour soulager la BADR. Serait-ce une bonne idée?
La CNMA-banque existait auparavant, avant d’être dissoute pour des raisons qui restent à déterminer et dans des conditions qui restent à éclairer. Sa remise en selle ou la création d’une autre dans ce secteur devra se faire sur d’autres bases et avec une spécialisation dans le crédit de petite envergure ou ponctuels de campagne et d’accompagnements mineurs.
Mais l’essentiel des investissements futurs dans l’agriculture et la pêche, doivent revenir à une BADR assainie, à l’exclusion de toutes autres formes d’activité non liée à cette sphère qui fera l’essentiel de notre renouveau économique et de notre sécurité alimentaire et stratégique à moyen terme.
La répartition se ferait éventuellement par plafonnement des dossiers confiés à cette nouvelle CNMA, à 100 millions de dinars, sur le cours moyen terme, et la mise de tous les autres dossiers sous la responsabilité de la BADR, car il ne faut pas oublier que les véritables investissements dans ce secteur-clé, ne seront plus au niveau PME/PMI même si ce tissu sera un appoint précieux, mais au niveau grandes exploitations et unités de transformation principales.
Qu’en est-il des autres banques?
Je pense que les autres banques publiques ne dérogent pas à cet état de fait, ni en facteurs, ni en résultats. Elles ont toutes la même structure d’actifs que la BADR et les mêmes passifs en dépôts facilement exigibles surtout par l’Etat et ses entités industrielles et commerciales. L’emprunt obligataire étant passé sur les trésoreries de toutes les banques selon le même modus operandi et avec les mêmes techniques et résultats, je ne serais pas étonné de voir des cas d’indisponibilité de liquidités encore plus graves à la BNA et à la BEA dans les jours à venir.
Ces deux banques ayant plus de déposants institutionnels que les autres, et ces derniers étant plus perméables aux instructions de leur tutelle et plus attirés par les formules du Trésor que les autres privés théoriquement ciblées mais avec un télémètre des plus défaillants à première vue.
Cette alerte sur les liquidités, malvenue en terme d’échéances non repoussables pour tous les acteurs de la précédente période de faste factice, est quelque part la bienvenue, si elle est bien gérée par des économistes et non des bureaucrates, pour mettre à plat l’intégralité du système bancaire algérien, dans ses vocations, ses méthodes, ses tares de gestion et les avantages et inconvénients de sa dépendances d’une tutelle pesante mais sécurisante pour certains de ses agents.
Mais au-delà, il faudra aussi mettre à plat, ailleurs que dans les services de recouvrement de crédits et de contentieux de ces banques, l’intégralité des créances et des dépôts, pour savoir exactement ce qui doit être provisionné, rééchelonné, effacé et recouvré par les moyens de rétorsion habituels, et apurer une bonne fois pour toute un portefeuille des plus douteux en matière de solvabilité. Ceci devra se faire, non pas dans l’optique d’un canevas hybride entre la logique capitaliste mal comprise et le dirigisme bureaucratique mal utilisé, dans l’opacité totale, mais selon un schéma ou l’Etat, principal actionnaire et principal acteur et victime des errements passés et actuels, devra définir, assainir et assumer les fruits de cette politique hybride et diffuse d’entités qu’il n’a su ni contrôler ni laisser travailler selon un objectif clair préétabli.
Nous aurons le choix, entre trois scenarii : deux mortels et un gérable. Le premier étant de laisser le statu quo actuel perdurer en essayant de lui trouver des ressources par le biais de la Banque d’Algérie, et cela ne fera que plonger cette dernière au plan monétaire dans la fosse aux lions, avec ses appendices commerciaux.
Le second est de jouer la logique capitaliste dans la panique totale et de casser le peu qui a été construit en essayant d’appliquer des logiques et des ratios dangereux, même en Occident, à une situation unique dans les annales bancaires ; ceci permettra à une alliance de bureaucrates mal inspirés et de spins doctors mal informés d’appliquer les fruits de leurs cogitations de manière généralisée à tout le secteur et à l’économie qui en dépend ; et là on aura une sorte de cataclysme à effet domino dans moins d’un an.
Le troisième est de mettre le pays dans l’optique d’une relance des secteurs viables mais sinistrés par de fausses politiques et des pratiques bancaires peu orthodoxes jusque-là, et à l’abri des secousses financières qui seront forcément le produit des deux premières logiques et de leurs acteurs habituels.
En résumé, si la finance est le nerf de l’économie, elle ne pourra jamais prendre la place de l’économie qui est réelle et pérenne. Il est temps de parler économie dans ce pays et d’arrêter de considérer l’argent comme une richesse mais comme un vecteur aussi bien de richesse que de ruine, selon l’usage. Et l’économie, c’est le plan, les projections, l’ambition saine, et surtout l’individu productif et son bien être légitime et corrélé à son utilité sociale.