Les personnes âgées nous expliquent que Taachourt est connue bien avant l’arrivée de l’islam en Afrique du nord.
C’est une fête juive que les Amazighs avaient adoptée avant l’avènement du prophète de l’islam qui s’était approprié sa célébration. Elle garde encore de nos jours un contenu et des formes prè-islamiques qui distinguent notre culture de celle des pays arabes. Célébrée à travers tous les villages de Kabylie, Taachourt est la journée où l’on se souvient des absents, des morts, des disparus. Nous nous recueillons devant leurs tombes, nous célébrons leur mémoire dans les mausolées, nous convoquons les plus vieux souvenirs pour en tirer gloire et nous en alimenter. Nous ravivons les anciens réflexes de solidarité pour prendre en charge les pauvres et les démunis. En leur nom, nous faisons don d’oboles, d’une partie de nos biens, pour secourir les pauvres et les démunis.
Taachourt fait partie de ces moments privilégiés, ces haltes providentielles où l’on tente d’être soi-même, de se réapproprier des oripeaux de notre culture, de retrouver des repères et des appartenances dans ce grand fouillis de valeurs gadgétisées que nous appelons modernité ! Notre identité en perpétuelle recomposition est faite de rituels conviviaux, de traditions festives et de coutumes tenaces qui se diluent peu à peu en se mariant avec les attributs mutants de la vie moderne superficielle. Nous exprimons ce cocktail culturel en nous infligeant une multitude de comportements sociaux éphémères et singuliers, souvent folkloriques, qui habillent notre identité du jour, et qui font que nous sommes nous et pas les autres.
C’est souvent une belle confusion dans les esprits, notamment chez les jeunes. Quelles différences dans les contenus entre Yennayer et Tafsout entre le Mouloud etTaachourt ? Que reste-t-il donc de cette fête religieuse antéislamique ? On se réfère alors fatalement aux souvenirs des anciens !
Taâchourt est une journée particulière. Elle n’a ni le caractère libérateur de l’Aid’Sghir, la fête du pardon, qui met fin à un mois de privation et à la gloutonnerie nocturne du Ramadhan, ni le cachet sacrificiel rituel de l’Aid-el-adha ! Elle ne prend pas non plus les formes carnavalesques de « Amenzou Tefsout » où des hordes de jeunes sortent dans des tenues bariolées excentriques pour se rouler dans l’herbe et accueillir le printemps ou encore les sorties villageoises pour des pique-niques lors d’Iwedjiven, les « Labours d’Adam », à l’occasion du tracé du premier sillon d’automne accompagné des rites propitiatoires.
Taachourt est notre 8 Mars
Taâchourt, fête juive que les musulmans se sont appropriée, prend un caractère de fête moderne, proche du 8 Mars, la journée internationale de la femme, puisqu’elle suspend tous les grands travaux pour la gent féminine. La filature et le tissage, les moutures et les lavages de linge à l’exception de la cuisine, sont interdits sous peine d’une malédiction qui s’exprimera par des trémulations des membres supérieurs. Cette croyance est à l’évidence colportée par nos grands-mères qui y trouvaient autrefois leur avantage, un moment pour se soustraire aux corvées paysannes éreintantes. Dans de nombreux villages Achoura est marquée par un rite sacrificiel propitiatoire. On immole veaux et moutons dans le cadre d’une Timechret, le partage équitable de la viande et la prise en charge des démunis. Les garçons nés ce jour auront tous pour prénoms Achour !
Dans la vallée de la Soummam et les villages des contreforts méridionaux du Djurdjura, Taâchourt est la fête des absents. On ne parle pas de morts parce que, pour les paysans des montagnes, les âmes sont immortelles. Elles rôdent, et reviennent régulièrement nous imposer des célébrations, des commémorations. Les oreilles les plus sensibles auront entendu Anza, la plainte des victimes de mort violente ! Ces voix inaudibles pour le commun des mortels demanderont un sacrifice,Asfel, pour protéger la communauté des violences à venir. Taachourt revêt un caractère de rite collectif dominé par la visite au mausolée de l’ancêtre, le recueillement sur les tombes des proches défunts, le don et l’offrande de tout ce qui peut soulager des familles pauvres et le repas spécial préparé avec les restes de viande du mouton de l’Aid. Pour le symbole, on ne consomme rien de frais, mais des restes et des conserves (olives et figues sèches, viandes conservée au soleil, céréales et fruits secs). On prépare, Tahvoult lekhliâa, une galette de semoule de blé farcie de viande sèche (Achedlouh), ancêtre de la tourte, et voisine de la pizza, que nous consommons fumante arrosée d’huile d’olive. Le partage avec les voisins et les passagers complète le rite.
Se recueillir sur les tombes
Comme durant la fête de l’Aid-El-Adha, les familles se rendent dès les premières lueurs de l’aube au cimetière pour se recueillir devant les tombes de leurs proches. On y offre des petits déjeuners copieux aux passants, du café, du thé, des beignets au miel et une panoplie de gâteaux labels de la gastronomie de la région. On y récite des sourates et des prières bienfaitrices. Quand le souvenir est trop vivace on soulage son cœur par des larmes sincères. Certaines femmes ont coutume de s’asseoir longuement à côté de tombe du mari ou celle de la belle-mère. C’est une vieille règle. Elles parlent à l’âme du mari, lui donnant des comptes sur la marche de la maison comme elles le faisaient de son vivant. Certaines n’ayant plus les rênes de la famille, pouvoir déléguer à la bru, se contentent de prier et de demander le pardon aux âmes des anciens. « C’est à toi de leur accorder le pardon pour toutes les misères qu’ils t’ont fait subir », affirme le fils accompagnateur. « Ne blasphème jamais en ce lieu », répond la vieille mère emportée par ses croyances candides.
L’après-midi est réservé au mausolée. Les femmes se font le devoir de visiter le sanctuaire historique gardien de la mémoire collective.
Sidi el-Moufaq, une association au service des démunis
Chaque année à pareille période les villages des Ath Mèlikèche se mobilisent pour vivre Taachourt, l’événement le plus féminin des rituels du patrimoine culturel immatériel régional. Sertis comme les perles d’un chapelet rougeâtre sur le chemin de wilaya n°7 qui serpente à travers les contreforts des monts d’Agdal, les douze hameaux de la vieille tribu originaire de la Mitidja, sont fédérés par la mémoire de leur guide spirituel Sidi-El-Moufaq, un lettré andalou chassé d’Espagne, à la fin du 15ème siècle. Les règles de cohabitation sociale instituées par ce meneur d’hommes sont encore appliquées de nos jours telles que prescrites dans son ouvrage datant de l’an 902 de l’hégire (Taâlaqt). Une association socioculturelle portant le nom de l’ancêtre active en organisant festivités, célébrations rituelles et commémorations.Taâchourt entre dans le programme annuel de cette association : « Nous avons accueilli plus de 2000 visiteurs, venus depuis ce matin se recueillir devant le tombeau du saint Sidi-El-Moufaq, le guide spirituel de la vieille tribu des At-Mélikèche. Nous avons offert à tout un chacun de la limonade et des gâteaux. Les femmes et les enfants sont très nombreux comme vous pouvez le constater », affirme Zoubir Badji, le président de l’association Sidi-El-Moufaq qui gère le mausolée au nom des douze villages qui revendiquent un lien historique avec le saint homme, avant d’ajouter : « L’association a offert pour les familles pauvres de chacun des douze villages une quantité de coupons de tissu équivalente à une centaine de robes ». A chaque événement l’association engrange un pactole intéressant, en plus des dons en nature, tissus, animaux de sacrifice etc. « Cet argent sera compté en public et versé au compte bancaire de l’association. Il servira à l’assistance les pauvres et les nécessiteux de notre commune. Tout comme nous pourrons financer des travaux de nature sociale comme l’AEP, l’ouverture de pistes, la construction de fontaines, de maisons pour les jeunes etc », explique Abdelhafid, descendant de la lignée de Sidi-El-Moufaq et membre de l’association éponyme.
Le cercle des bénédictions
L’incessant défilé de femmes et de jeunes filles tourne devant Agraw, le cercle des bénédictions. Une dizaine de marabouts lancent à haute voix des suppliques et des prières pour intercéder auprès des hautes divinités. Les demandes sont pressantes, il s’agit de hâter la guérison d’un malade, de mettre fin à la stérilité d’un couple, de ramener saint et sauf un émigré qui tarde à revenir, de redonner de la chance à de nombreux infortunés qui n’arrivent pas à trouver la voie du succès, de protéger du mauvais œil une famille qui a socialement réussi et bien d’autres miracles que de nombreux pèlerins pourront jurer avoir vu s’accomplir. Le parvis (Azriv) de plus de 400 m² ombragé par un palmier tricentenaire et les ramures tentaculaires d’un figuier géant, est noir de monde. Les uns s’en vont d’autres arrivent. Le parking est saturé. Hadj Avelkader, le rapsode au turban de soie jaune crie plus fort que jamais, appelant Dieu, quémandant une saison prolifique, le retour des émigrés (Ighriven), la prospérité et la tranquillité pour la région. En chœur, les marabouts du cercle approuvent d’un mouvement du corps, le buste vers l’avant répétant : « Amin,ya reb El-alamin« .
Les oboles (waâda) pleuvent, des billets de 200, de 500 voire de 1000DA sont rangés dans un coffre en bois. Après avoir longuement attendu son tour, une vieille cousine âgée de 81 ans, dépose ses billets auprès du marabout Hadj Abdelkader, 200 DA pour chacun de ses enfants et autant pour les absents. « Priez pour mes enfants, qu’ils aient de la chance, que Dieu éloigne d’eux les maléfices et la haine de leurs ennemis ». Le marabout lance d’une voix gutturale fatiguée des suppliques à donner la chair de poule. La vieille femme a les larmes aux yeux.
Nous quittons le cercle des bénédictions pour visiter la crypte. Des milliers de ces êtres simples à l’âme candide fêtent Taâchourt en ce lieu environné de magie, animé par de vieilles croyances et des rites immuables. Ils ne partiront pas sans avoir mangé du couscous de la Baraka et bu de l’eau de source pour la purification. Les vieilles personnes se recueillent devant le tombeau de l’ancêtre dans la grande pièce où sont réunies ses reliques et ses symboles. Des grappes de grand-mères bavardent et se confient pour soulager le poids de l’âge, les tourments des multiples échecs et des anciennes souffrances. De belles et graciles jeunes filles habillées de jeans ou de robes kabyles accompagnent leurs mamans dans ce pèlerinage. Cette visite d’un espace-temps d’une autre durée de notre patrimoine immatériel mettra sans doute toutes les chances de leur coté. Par ces temps de misère sociale et de déclin intellectuel, il faut bien s’accrocher à quelques rêves, mêmes les plus phantasmatiques.