Tarek Mira, militant politique, à l’expression : « Le pouvoir n’est plus seul à décider »

Tarek Mira, militant politique, à l’expression : « Le pouvoir n’est plus seul à décider »

Par Kamel LAKHDAR-CHAOUCHE

Personnalité politique nationale, Tarik Mira nous livre dans cette interview son analyse de la crise que traverse l’Algérie depuis 3 mois. Mira est catégorique: la crise est politique et l’élection présidentielle fixée au 4 juillet prochain est «déjà largement compromise». Décortiquant la position de l’armée, il soutient que «le grand défi de l’institution militaire est de devenir professionnelle en délaissant le rôle d’armée de régime qu’elle a endossé depuis déjà la lutte de Libération nationale».

L’Expression: Qu’y a-t-il de changé entre l’avant et l’après-Bouteflika?
Tarek Mira: La période de Bouteflika était marquée par des pratiques qui, certes, avaient existé auparavant, mais celles-ci se sont accentuées jusqu’à la caricature. Tout le monde savait que Bouteflika était malade, impotent et même gisant d’une certaine façon, mais on continuait à entretenir la confusion et surtout un climat d’émulation dans la soumission et la flagornerie. Jamais l’Algérie n’est allée aussi loin dans l’indignité. Cette séquence de l’histoire contemporaine de l’Algérie a révélé au grand jour la mesquinerie et la misère intellectuelle et politique de la classe dirigeante. Ces nouvelles moeurs ont orientalisé l’Algérie. Déjà et dès l’indépendance conquise, Ait Ahmed avait parlé de l’Egyptianisation du pays. Celui-ci s’est laissé aller vers la concussion, les passe-droits, le régionalisme et toute une série de pratiques anticiviques. Ce climat malsain a même réduit à néant ce que Bouteflika a construit: entre autres, l’autoroute Est/Ouest, l’agrandissement de l’aéroport international, la fin de l’isolement diplomatique de l’Etat algérien, etc. Tout a été éclaboussé par la généralisation de la corruption. Au lieu d’entrer dans l’histoire en se fixant le dessein démocratique au nom d’une génération qui a conquis l’Indépendance nationale puisqu’il est certainement le dernier représentant de celle-ci, il s’est abîmé dans le plaisir éphémère de l’exercice du pouvoir. C’est une corruption morale et certainement une maladie du Moi, ce besoin irrépressible de vouloir être adulé à tout prix. Son ego démesuré nous lègue une crise politique, institutionnelle, morale qui, à son corps défendant, sera peut-être l’issue heureuse pour l’Algérie. L’irruption de la jeunesse algérienne dans la rue a libéré une énergie et une volonté fondatrice d’un nouvel ordre politico-constitutionnel en devenir. Aujourd’hui, le peuple a montré sa force, sa détermination et ne se laisse pas conter par des considérations surannées. Du côté du système, on veut imposer au peuple la lutte clanique et de considérer le général Gaïd Salah comme le sauveur. Celui-ci nous délivre un message en filigrane: c’est moi ou le chaos. A la différence d’autrefois, le pouvoir n’est plus seul à décider. Le peuple est entré sur la scène de l’histoire avec fracas et veut prendre son destin en main. Le changement réside d’abord dans la dignité retrouvée car trop longtemps bafouée et dans la démonstration du peuple à passer un nouveau cap. Le passé est désormais derrière nous.

Dans l’affrontement entre le système et le mouvement populaire, quelle solution: constitutionnelle ou politique convient-elle?
A l’évidence, la solution est d’abord politique. C’est de l’orientation politique que naît la Constitution. Puis, cette Constitution, plusieurs fois violée et issue de l’octroi, ne représente plus aux yeux du peuple une valeur morale et politique. Elle est dépassée. La preuve est que l’élection présidentielle fixée au 4 juillet prochain est déjà largement compromise. Quand on arrive à ce degré de blocage, c’est-à-dire à une situation exceptionnelle, il faut une solution exceptionnelle.

Qu’en est-il des points forts et faibles du mouvement?
Le point fort du mouvement est qu’il a collé immédiatement aux nouvelles techniques – électroniques et numériques – de mobilisation populaire. C’est une première en Algérie. Plus près de nous, les Tunisiens l’avaient déjà expérimentée contre Ben Ali. Deuxièmement, les mots d’ordre sont rassembleurs. Ces derniers ont rencontré en écho le désir du peuple, ce sentiment largement partagé, mais baignant trop longtemps dans la contrition. Or, le rejet massif et généralisé du système est porté par tout un chacun. Enfin, la contestation radicale se fait pacifiquement. Et la masse y adhère. C’est le signe d’une grande maturité. Malgré son surarmement, le pouvoir est désarmé face à ce genre de stratégie contestataire à caractère révolutionnaire.
L’inconvénient dans cette option, j’ose dire horizontale, est la difficulté d’extraire des représentants. Or, le meilleur jusqu’à preuve du contraire de la représentation reste le suffrage universel. On assiste donc à l’intronisation de leaders par leur capacité à se faire interviewer, à passer sur les antennes de télévision, soit pire encore. Par ailleurs, beaucoup de sites électroniques ou classiques sont sponsorisés. C’est un vrai problème. A mon avis, c’est ici qu’il faudra porter son effort de réflexion pour ne pas aller rapidement vers le désenchantement.

L’armée actuelle: bouclier de la nation et du peuple ou est-elle dans une tentation à la Sissi?
Jusque-là, le commandement militaire s’est aligné derrière son chef, le général Gaïd Salah. La doctrine est de ne pas commettre l’irréparable par le biais de la répression, mais il s’entête dans une voie constitutionnelle sans issue. Cette posture cache mal la tentation de reconduire le système en le réformant partiellement, voire facticement. Cette cécité à évaluer le réel est inquiétante. Le rôle de l’armée est de défendre la souveraineté territoriale et de ne pas s’occuper des affaires politiques qui incombent à des représentants élus. Le grand défi de l’armée en tant qu’institution est de devenir professionnelle en délaissant le rôle d’armée de régime qu’elle a endossé depuis déjà la lutte de Libération nationale.

Qui est en mesure de prendre en charge une solution de transition politique?
La partition de la transition se joue à deux ou plus. Du côté du pouvoir, il faut que l’idée de l’octroi soit définitivement délaissée et doit comprendre que les interlocuteurs de l’opposition sont des partenaires pour construire l’Algérie de demain. L’opposition au sens large doit inventer des instances ou des espaces qui la propulsent vers l’avant et démontrer qu’elle est capable de représenter le peuple. Le plus important est de définir quel projet de société. L’Algérie libre et démocratique scandée plusieurs fois par la foule et à mon avis plébiscitée dans son principe doit être explicitée. La démocratie repose sur deux piliers: la liberté et l’égalité. Ce sont deux valeurs complémentaires qui rassemblent. En ce moment fleurissent des initiatives d’un peu partout, il faut les encourager. Le collectif de la société civile fait un travail précieux.

S’il n’y a pas d’élection le 4 juillet prochain, quelle transition?
La transition est à inventer entre le régime en place et l’opposition telle que définie plus haut. Le processus de légitimation du pouvoir doit passer par l’élection d’une Assemblée constituante souveraine. La mesure est radicale, mais le socle est incontestable. Cette constituante pour un Etat civil et démocratique, qui possède les attributs de la souveraineté, doit reposer sur les valeurs, fondements et principes démocratiques. Avec un groupe de militants et de citoyens actifs, nous avons lancé dans ce sens
«Le manifeste pour l’Algérie de demain». Malgré les attaques de hackers contre nos sites, nous avons recueilli un nombre important de signataires émanant de personnalités de la culture, de l’art, de l’enseignement, etc. L’Algérie est à un tournant de sa jeune histoire. Nous avons pour la première fois la possibilité de dépasser le système populo-rentier et le remplacer par un ordre démocratique. Le rapport des forces a évolué, né de l’accumulation des luttes. Je me laisse aller vers l’optimisme. C’est une volonté.