Dans cet entretien, Soufiane Djilali revient sur sa dernière rencontre avec le chef de l’Etat Abdelmadjid Tebboune ainsi que sur la situation des détenus d’opinion. Le président du Jil Jadid livre également sa vision du mouvement populaire (hirak) et ses propositions pour la sortie de crise, dont l’organisation des élections législatives.
Depuis la chute du régime de Bouteflika, l’Algérie est entrée dans une crise politique. Quelle lecture faites-vous sur la situation actuelle ?
Je pense que l’Algérie est entrée dans une crise politique bien avant la chute de Bouteflika. La crise a été à son summum au moment de la chute de Bouteflika. Il est clair qu’ensuite l’Algérie s’est retrouvée dans une situation de déstabilisation complète.
Le départ de Bouteflika a entraîné dans son sillage, la chute de tout le régime et même une déstabilisation de l’État. Apres il y a eu l’emprisonnement d’un grand nombre d’anciens responsables, ouverture des dossiers des scandales…
Mais entre-temps, la population avait fini par exprimer, le 22 février 2019, la rupture de la confiance totale avec le politique en général. De ce fait, nous étions dans une situation où l’État petit à petit se restabilise, recrée de nouveaux repères et essaye de remettre en route les institutions. Pendant ce temps-là, une partie de la population reste extrêmement méfiante.
Donc tant qu’on n’a pas d’institutions légitimes, acceptées et comprises par la population, on restera dans une forme d’instabilité chronique.
Au lendemain de son retour en Algérie, le président Tebboune vous a accordé une audience. Pouvez-vous nous donner les détails des sujets abordés ?
Le président de la République a invité un certain nombre de chefs de partis. Par-là, je pense qu’il voulait démontrer que ; d’une part le processus de réformes engagées est de nouveau remis sur rails, qu’il le voulait à travers un dialogue. Donc il voulait ouvrir ce dialogue pour créer un consensus pour aller vers les élections législatives, et communales par la suite.
Donc ça a été l’occasion de discuter autour des dispositions de la loi électorale, et d’essayer de consulter un peu les partis politiques d’une manière ouverte, sur les questions relatives à la situation actuellee.
Nous avions parlé autant de la situation de la gouvernance elle-même, que de l’économie, de la situation financière, de la situation diplomatique par rapport à ce qui se passe au voisinage et aux grands partenaires de l’Algérie.
En tout, nous avions fait un tour d’horizon sans qu’il n’y ait des limites à la discussion. C’était à bâton rompu. La rencontre n’avait pas pour objet de trancher ou de prendre des décisions, ou bien d’étudier spécialement tel ou tel dossier, mais plutôt une approche de dialogue pour avoir des données et des informations à partager.
Je pense que c’est important qu’il y ait une culture de dialogue comparativement aux 20 ans de l’ancien président où il n’y a avait eu aucune rencontre avec un chef de parti d’opposition, en tout cas jamais de cette façon-là.
Depuis son arrivée, le président Tebboune a rencontré quand même plusieurs chefs de partis et à plusieurs reprises. On note qu’il y a un changement de comportement très significatif, ce qui est important pour nous afin qu’on puisse faire parvenir les doléances, notre point de vue et nos visions au plus haut niveau de l’État.
Vous avancez quelle date pour les élections législatives ?
Tous les éléments convergent pour aller rapidement vers ces élections. Objectivement, je pense que même si le président ne l’a pas annoncé officiellement, mais tout porte à croire qu’on se dirige vers des élections législatives pour le mois de juin.
Est-ce qu’il y aura dissolution du parlement ou simplement convocation du corps électoral pour la date des élections ? ça, je ne le sais pas. Mais je pense que tout est possible. Or, à noter que le président a pris un avis, et n’a pas encore donné sa décision. Elle viendra probablement une fois que la loi électorale sera établie et annoncée.
On verra également si cette dernière passera par le processus habituel, c’est-à-dire, conseil des ministres puis les deux chambres du parlement. Ou alors, s’il y a des réticences ou des résistances au niveau du parlement, qui ne va pas dans l’intérêt des anciens appareils. Et s’il y a des blocages, le président a la possibilité de dissoudre et faire passer la loi.
Personnellement, il ne me l’a pas dit, et s’il l’a déjà prit sa décision, il l’annoncera au peuple.
Le président Tebboune vous a-t-il parlé du remaniement ministériel ?
Oui ! Il veut réorganiser le gouvernement actuel à travers un remaniement partiel ou technique. Il estime que certains départements ne sont pas suffisamment actifs ou ne donnent pas de résultats tels qu’il les attendait. Mais il y’aura probablement d’autres changements plus importants après les élections parlementaires,
Cela se fera conformément à la nouvelle constitution, puisqu’elle prévoit de confier le gouvernement à la majorité qui se dégage. Et si c’est une majorité qui est en accord et en cohésion avec le président de la République, il y’aura un Premier ministre. Si c’est une majorité qui vient de l’opposition, et qui ne s’entend pas avec le président, il y’aura un chef du gouvernement.
Et on verra bien ce que donnera l’élection législative face à ces deux situations différentes.
La présidente de l’UCP Zoubida Assoul a appelé le président Tebboune à organiser des présidentielles anticipées. Quelle est votre position sur ce sujet ?
On ne peut pas recommencer à zéro systématiquement, on avance jamais. Du moment que le président de la République est là, il est en fonction, il reçoit, il travaille, et il décide, je ne vois aucune nécessité de remettre le pays dans un état d’ébullition en recommençant à zéro.
Il faut aller vers des élections législatives pour stabiliser le gouvernement qui sera en cohérence avec les nouvelles donnes sur le terrain afin d’entamer le travail. On ne va pas passer toute notre vie à faire des élections.
Les élections sont faites pour donner la légitimité à des institutions, mais finalement, ces institutions que ce soir le parlement, le gouvernement, les assemblées locales …, c’est pour prendre en charge les problèmes des citoyens. Là, je pense qu’il faut avancer.
Dans des élections, il y a des dispositions constitutionnelles. Si on est dans une configuration où une élection devient obligatoire, il faut la suivre. Mais actuellement, je ne crois pas qu’il soit intéressant de créer à chaque fois des raisons, sinon on s’en sortira jamais.
Donc, aller vers les législatives est l’une de vos propositions ?
C’est clair qu’il faut aller vers des législatives. Il faut qu’il y ait un changement de la classe politique avec un gouvernement légitime et une prise en charge des problèmes de l’Algérie. On ne va pas rester à tourner sur place.
Mais ces élections, elles doivent se dérouler d’une manière transparente pour enfin avoir de vrais représentants du peuple.
Selon le CNLD, pas moins de 90 détenus d’opinion, dont notre confrère Khaled Drareni, se trouvent actuellement en prison. Quel constat établissez-vous sur cette question ?
Tout le monde sait que Jil Jadid a fait plusieurs interventions auprès du président de la République, sans compter le nombre de communiqués et de prises de position par rapport à cette question-là. Nous avions toujours défendu les détenus d’opinion.
Malheureusement, il y a un jeu politicien très malsain de la part de certains qui ont voulu faire polémique de ce problème. Nous, on refuse d’utiliser la malheureuse situation de certains pour se faire une image sur leurs dos.
Avez-vous demandé au président Tebboune des mesures d’apaisement ?
Effectivement, nous avons abordé, cette fois-ci aussi, le thème, et j’ai réitéré la position de Jil Jadid à propos des mesures d’apaisement (…) Des personnes comme Rachid Nekkaz, Khaled Drareni, Ali Ghediri, ou encore Mohand Gasmi … doivent être libérées au plus vite.
Cependant, je suis désolé de le dire, mais il y a de la surenchère, de la manipulation et des amplifications de ce problème. Ce qui n’est pas dans l’avantage de ceux qui sont actuellement en prison. Malheureusement, on a vu, par exemple dans des cas de droit commun, ce n’est pas parce qu’une personne fait le Hirak ou a parlé au nom du Hirak, qu’elle a le droit de commettre des délits en dehors du Hirak.
Cette confusion-là, n’est pas en faveur ni de l’État de droit ni de l’indépendance de la justice, ni de l’image du pays, encore moins de ceux qui opèrent de cette façon-là. Ce n’est pas parce qu’on fait le Hirak qu’on a le droit de faire ce qui nous passe dans la tête ailleurs. Il faut quand même respecter les lois du pays.
Le président Tebboune vous a-t-il fait des promesses à ce sujet comme l’affaire de Karim Tabbou, où vous aviez vous-même annoncé sa libération ?
En juin dernier, lorsque le président m’avait fait la promesse lors de ma deuxième rencontre avec lui, j’avais été un petit peu mis sous pression pour en parler. L’intention n’était même pas d’en parler d’ailleurs, car je savais qu’il y avait des manipulations derrière.
Mais j’avais été, à ce moment-là était systématiquement été attaqué sur, soit disant, le fait que j’avais nié l’existence de détenus d’opinion. De ce fait, j’ai été amené à expliquer que, non seulement, je savais qu’il y avait des détenus et que je faisais tout mon possible de les libérer et qu’il y avait eu un résultat.
Sur ce, il y avait une amplification de la polémique. Et depuis, on a préféré n’agir qu’en dehors des médias sur ce qui touche les détenus, qui pour nous ne doivent jamais être un objet d’instrumentalisation politique.
Ceux qui font cela pensent à en retirer des bénéfices sur le moment. Mais en réalité, à moyen et long terme, ils portent atteinte à l’action politique en général et à l’indépendance de la justice et au respect des lois.
Donc selon vous, il y a des parties qui profitent de l’affaire des detenus d’opinion pour essayer d’empêcher le bon déroulement du dialogue ?
Pour aller dans le fond des choses, depuis le déclenchement du Hirak, il y’a eu peu à peu une scission au sein du Hirak. Je ne sais pas l’ampleur exacte des deux groupes, et ce n’est pas à moi de l’évaluer, mais il y a ceux qui considèrent qu’aller jusqu’au bout de la révolution du sourire c’est de faire tomber systématiquement l’État algérien.
Certains l’ont dit en ces termes-là. D’autres qui sont dans le même camp, ne disent pas la chute de l’État, mais plutôt celle du pouvoir, et donc refusent le dialogue et toute négociation, utilisent les détenus d’opinion pour essayer de mobiliser les gens et veulent aller jusqu’au bout de ce processus, de déconstruction de l’État algérien, voulant changer totalement sa configuration.
L’autre voie a un autre choix pour faire aboutir la révolution ; c’est aboutir à l’État de droit, à la démocratie, à tout ce que réclame le peuple, mais par une voie de dialogue et de raison.
Pour nous, il y a ceux qui poussent à aller au ravin, et ceux qui poussent optent pour accomplir, dans le temps et de manière paisible, le dessein de la révolution. Il s’agit d’u choix à faire, ensuite à chacun de convaincre l’opinion publique, et de démontrer par l’action quelle est la voie la plus efficace pour arriver à l’idéal qu’a fixé le Hirak un certain 22 février 2019.
Vous avez surement entendu parler de l’affaire de la torture de Walid Nekkiche. Avez-vous un commentaire à faire à ce sujet ?
Nous avons été profondément heurtés à la suite de ce qu’a dit le jeune Nekkiche. Il fallait qu’il y ait une commission d’enquête, qui est appelée à donner des résultats sérieux et punir les coupables.
C’est un épisode enterrement mal heureux, et je pense qu’il faut le séparer de ceux que font les institutions en général. Si c’était les cas, c’est un dérapage absolument à condamner.
Qu’avez-vous à dire aux Algériens qui souhaitent sortir manifester le 22 février à l’occasion du 2e l’anniversaire du Hirak ?
Ceux qui souhaitent sortir sont dans leur droit. Je pense qu’il faut aller vers toutes les libertés individuelles et collectives, et lorsqu’il y a un besoin ou un sentiment d’exprimer soit une joie, une réclamation une manifestation contre telle ou telle chose, il faut que les algériens aient ce droit.
En revanche, exprimer dans la rue une intention ne signifie pas que celle-ci se transforme en réalité immédiatement. Il faut se donner aussi les moyens de construire cet idéal. Personnellement, j’ai tellement envie de voir cet état d’esprit du Hirak qui veut le changement, la compétence, le rajeunissement et sortir des anciennes méthodes du pouvoir …, et que tous ces gens soient à l’intérieur des institutions pour assumer les responsabilités de la gestion au quotidien.
Si on ne doit sortir que les vendredis et les mardis pour crier dans la rue et ensuite revenir à la maison et rester dans la même situation, ça ne sert à rien. Le but est de transformer la gestion du pays. On doit pas attendre que l’État et le pouvoir nous offrent l’État de droit et la démocratie pour qu’ensuite accepter à aller sur le terrain. Il faut, au contraire, dans cette situation-là aller de l’avant, s’engager et faire les efforts nécessaires pour construire cet état de droit.
Le dialogue, c’est une méthode et une voie. S’il n’y a pas de dialogue, il y a l’affrontement, ce qui nous mènera inéluctablement vers le désordre et le chaos. Et c’est ce que veulent certains milieux, pensant qu’une fois l’État sera détruit, ils auront les moyens de ramasser les miettes, car ils sont les soutiens internationaux, des réseaux ici …
Donc pour avoir le pouvoir, ils ont besoin de détruire l’État algérien. Et ça, c’est un jeu extrêmement dangereux, car cela signifie que l’Algérie perdra sa souveraineté et sa cohésion, et qu’un groupe viendra établir une hégémonie au nom d’une idéologie sur le pays.
Pousser les jeunes Algériens au nom de l’idéologie pacifique, des détenus d’opinion ou d’une idéologie, et une fois l’État est détruit, ils viendraient comme les sauveurs d’autant plus qu’ils sont généralement à l’étranger.
Par Massin Amrouni et Abdelaziz Merzouk