C’est à la basilique d’Oran que seront béatifiés, aujourd’hui, les 19 religieux chrétiens assassinés pendant la décennie noire. Parmi ceux-là, sept moines du monastère de Tibhirine, dont l’histoire et la fin tragique en 1996 continuent de hanter toute la région.
La cérémonie devrait raviver les douleurs, rappelant particulièrement aux gens de Médéa les atrocités du terrorisme islamiste qui, au nom d’une religion pacifique, « a fauché tout ce qui est beau », estime un sexagénaire de la région. Durant cette période de sang et de larmes, entre le printemps 1994 et l’été 1996, dix-neuf prêtres et religieux catholiques ont payé le prix du sang en Algérie : les moines de Tibhirine, quatre pères blancs de Tizi-Ouzou, et Monseigneur Pierre Claverie, évêque d’Oran. La locution retenue pour la béatification est « in odium fidei », une expression latine qui peut se traduire par « en haine de la foi ». Une formule utilisée par l’Eglise catholique entre autres pour désigner un acte assassin perpétré contre l’un de ses fidèles, qu’il soit clerc ou laïc, en raison de sa religion. En effet, ces religieux considérés comme «mécréants» par leurs assassins ont été tués pour leur conviction religieuse, « leur foi en Dieu et Jésus ». Au village de Tibhirine et dans toute la région de Médéa, les moines ont laissé une mémoire « très positive » chez les anciens.
Mais aussi chez les jeunes qui entendent souvent les récits de leurs parents, contents de venir visiter les lieux où habitaient les moines, nous dit Bruno Villaume, prêtre à Tibhirine. « A chaque fois qu’on parle du monastère et du village, des expressions de regret, de sympathie et de compassion reviennent, de l’affliction lorsque le crime est évoqué », ajoute le sexagénaire, qui se souvient de ces moines, notamment Jean Luc, qui exerçait le métier de médecin
« bénévolement ». Il était connu sous le nom de « Frelou ». « Les moines faisaient du bien et accueillaient tout le monde chaleureusement », raconte un autre habitué des lieux.
Ils se sentaient Algériens
« Quand on déclare quelqu’un bienheureux, c’est que dans sa vie, il a essayé de correspondre à l’enseignement du Christ. C’est un processus très long, qui a un rapport avec la parole de Jésus dans l’Evangile. Bienheureux les artisans de paix, les doux, vous serez prêts au fond de Dieu. Bienheureux les humbles de cœur et pacifistes artisans de paix et ceux qui souffrent de l’injustice», explique père Bruno Villaume. Cette béatification est en quelque sorte un dernier hommage qui leur est dû, pour dire que leur mode de vie fut un exemple pour les chrétiens. « Ceux qui ont été tués ont choisi consciemment de rester ici, alors qu’ils étaient menacés pour différentes raisons », ajoute père Bruno. Menacés à cause de leur foi et sacrifiés par fidélité et amour. C’est qu’ils ont choisi de rester par solidarité avec leur peuple. Il y avait parmi eux des moines installés depuis très longtemps. « Ils n’étaient pas de nouveaux arrivants pour céder sous les menaces terroristes et quitter un pays, un peuple et une population qu’ils ont appris à aimer », souligne le père Bruno, ajoutant que « les 7 moines ont payé leur amour à l’Algérie, ce pays qui s’est radicalisé ». Les moines assassinés se sentaient Algériens.
Certains avaient la nationalité algérienne. « Ils ont voulu partager la souffrance de leurs amis et enfants de ce vaste pays », ajoute le prêtre de Tibhirine. Béatifier aujourd’hui les 19 religieux assassinés pendant la décennie noire est une reconnaissance pour leur vie « humble et discrète ». Toutefois, ajoute le père Bruno, cette cérémonie n’a pas été décidée dans le but de glorifier quelques chrétiens assassinés pendant la période du terrorisme au milieu de milliers d’Algériens. « A Oran, il sera fait mention de toutes les victimes algériennes entre citoyens ayant refusé la violence et imams ayant refusé d’émettre des fatwas légitimant la violence et la barbarie des extrémistes », souligne le prêtre. Des mots qui feront remonter à la surface cette période d’horreur et de sang. Les sept moines sont enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 et séquestrés durant plusieurs semaines.
Leur assassinat est annoncé le 21 mai dans un glacial communiqué attribué au GIA (Groupe islamique armé). Les têtes des moines seront retrouvées quelques jours plus tard à 4 km au nord-ouest de Médéa. Un communiqué du GIA annonçant l’horrible fin : « Nous avons tranché la gorge des sept moines, conformément à nos promesses. » Le choc aura été terrible. Après des obsèques à la basilique Notre-Dame d’Afrique à Alger, le 2 juin, ils seront enterrés au monastère de Tibhirine.
Quatre-vingts ans d’existence
Fondé en 1938, le monastère trappiste de Tibhirine vient de célébrer, cette année, ses 80 ans d’existence. Ce lieu de culte est situé en plein zone montagneuse à près de 20 km de la ville de Médéa, et à 90 km d’Alger. Avant la venue des moines, le lieu était une ferme agricole coloniale. Cette grande bâtisse sobre est constituée d’une chapelle, d’une salle d’expositions, d’une habitation pour les religieux, et des chambres pour les fidèles et pèlerins de passage. A l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, (c’est le nom religieux du monastère) les moines qui s’y installent consacrent leur vie à la prière et vivent de la terre qu’ils cultivent conformément à la doctrine trappiste.
La ferme et les terres sont nationalisées en 1976, mais les moines gardent une dizaine d’hectares qu’ils travaillent. Une source provenant de la nappe phréatique de la montagne sert à l’irrigation du potager. Construit sur les hauteurs de Médéa, en face d’un des plus beaux paysages de la wilaya au milieu des champs, cyprès, palmiers et toutes sortes de plantes qui peuvent pousser sur la montagne de l’Atlas, le monastère a fondu dans le paysage.
Par définition, un monastère est un lieu de culte généralement se situant loin des agglomérations. Un moine est un homme qui choisit la solitude pour mieux trouver Dieu dans sa vie, cherchant l’unicité avec le créateur en se mettant à l’écart.
Or, le monastère de Médéa avait et a toujours une particularité. Les moines ayant occupé l’abbaye durant les années 1990 avaient entretenu des rapports de convivialité et des liens de proximité fraternelle avec les gens du village et de la région. Cette proximité remonte au père Jean Luc qui faisait son travail de médecin gratuitement. Grâce à lui, les moines ont conservé une forte liaison avec les gens de la région. Les moines exposaient souvent la marchandise, fruits et légumes qu’ils cultivaient, au marché hebdomadaire.
D’un lieu de culte à un lieu hautement touristique
Chaque week-end, le monastère ne désemplit pas de visiteurs. Des centaines de personnes en excursion, des groupes de randonneurs venant des régions limitrophes de Médéa, d’Alger, non pas pour faire une prière ou accomplir un quelconque rite chrétien, mais pour rendre visite à ce lieu symbolique. Les groupes organisés, constate le religieux, sont les plus motivés. « Ils sont informés, ils savent où aller et se documentent avant de venir. Ils sont généralement jeunes, intéressés par l’histoire du lieu et poussé par leur curiosité. Les adolescents accompagnés de leurs familles sont impressionnés, voire subjugués par la beauté de ce lieu pittoresque entre ciel et terre, et se prennent en photo peu intéressés par son histoire », ajoute le religieux. Enterrés dans le cimetière du monastère à la mode musulmane, l’esprit des moines enlevés puis assassinés plane sur les lieux. Sans corps, seules les têtes sont enterrées sur cette terre qu’ils ont aimé jusqu’au bout. Un amour incarné par ce message de tolérance prémonitoire laissé par l’un des moines avant son assassinat.
« S’il m’arrivait un jour – et ça pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays […] Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais, oui, pour toi aussi, je le veux, ce merci et cet adieu envisagés pour toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, au paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux ». Aujourd’hui, une nouvelle communauté religieuse installée à Tibhirine a remplacé, depuis deux ans, le père Jean-Marie Lassausse qui avait pris la responsabilité du lieu durant 15 ans, à la demande des évêques. Pour cet événement, est prévue une rencontre avec les gens du village. Qui mieux qu’eux peut témoigner de cette relation d’amour et de générosité des moines de Tibhirine et leur sacrifice ?