La marge de manoeuvre d’Erdogan est d’autant plus mince que ses alliés de l’Otan ne le suivent plus dans sa politique aventuriste et l’invitent à la prudence.
Peu avant la crise syrienne, la Turquie se présentait comme une puissance incontournable au Moyen-Orient, faisant fi de pays comme l’Egypte et l’Arabie saoudite ou encore l’Iran qui était encore empêtré dans la crise nucléaire. Elle avait adopté une nouvelle politique étrangère résumée dans le slogan «zéro problème avec les voisins». Celle-ci avait été théorisée et mise en pratique dès 2009 par Ahmet Davotoglu (actuel Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères), considéré comme la réincarnation de Clausewitz par ses admirateurs. Elle s’appuyait, entre autres, sur des relations fortes avec la Syrie, seul couloir sûr terrestre pour son juteux commerce avec les pays arabes, le côté irakien étant pour le moins aléatoire. Au début de la crise syrienne, Erdogan appelait encore Bachar El Assad «mon frère», alors qu’il lui trouve un défaut rédhibitoire, celui d’incarner la laïcité du parti Baâth.
Que s’est-il passé pour qu’Erdogan sorte du bois et affiche son vrai visage? En février 2011, dans le sillage des «Printemps arabes», des manifestations éclatent en Syrie. Elles prennent de l’ampleur, encouragées ouvertement par les puissances occidentales qui commencent dès le mois de mai à prendre des sanctions contre des dignitaires syriens et à mobiliser des ONG contre Damas. Erdogan s’aligna sur ses alliés de l’Otan. De «frère», Bachar El Assad devint subitement son pire ennemi. Erdogan avait agi par opportunisme, pensant, comme beaucoup de pays occidentaux et arabes, que le fruit syrien était mûr et qu’il était temps de le cueillir. Un tel scénario agréait le Turc car il lui aurait permis de ramener le pays voisin dans son giron, sans Bachar El Assad, et de déployer à sa guise sa nouvelle politique étrangère.
A la surprise d’Erdogan et de ses alliés, la Syrie résiste et se permet même de défier la Turquie. En 2012, un chasseur-bombardier turc Phantom F4 a été abattu par un missile syrien. Cet incident avait tétanisé Ankara. La seule mesure prise contre Damas fut une restriction des fournitures d’électricité, punissant ainsi les populations dont Erdogan s’était autoproclamé le protecteur. Cet incident avait montré les faiblesses de la Turquie aux yeux du monde.
Sa nouvelle diplomatie s’est ensuite effondrée comme un château de cartes. Deux exemples suffisent pour illustrer cette affirmation:
1-La Turquie a été écartée sans ménagement du règlement de la crise nucléaire iranienne dans laquelle Erdogan a cru pouvoir jouer un rôle en coopération avec le Brésil. Ce fut un échec lamentable infligé par l’allié américain.
2-La carte palestinienne d’Erdogan s’est avérée non gagnante car la Turquie n’a pu jouer aucun rôle dans le conflit israélo-palestinien et n’en aura plus l’occasion.
Les contentieux entre la Russie et la Turquie
Les deux pays s’opposent sur plusieurs questions politiques, avec comme point d’orgue l’intervention militaire en Syrie:
Erdogan est tellement obsédé par la question kurde qu’il n’a pas hésité à déclarer que la crise syrienne est une «question interne» de la Turquie. Son objectif principal est d’éviter l’émergence en Syrie d’une région autonome kurde à la frontière turco-syrienne. Il a ordonné à deux reprises le bombardement des Kurdes syriens qu’il accuse d’être les alliés de son principal ennemi, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui aurait consolidé ses positions dans les territoires sous leur contrôle. La Turquie, membre de la coalition internationale antiterroriste, menée par les Etats-Unis, ne prend pas en considération le rôle qu’ils jouent dans la lutte contre Daesh avec l’aide de Washington et de Moscou. Cette dernière n’a pas exclu de les inclure dans une coalition antiterroriste. En réaction, Ankara soutient les Tatars, une minorité musulmane turcophone de Crimée qui a des idées séparatistes. Un autre sujet sensible est le massacre des Arméniens par l’armée ottomane au début du XXème siècle auquel la Russie reconnaît le caractère de génocide, ce que la Turquie rejette. Poutine a assisté en mars dernier à la commémoration du centenaire de ce massacre, ce qu’Ankara ne peut pas ne pas relever.
A propos de la Syrie, la Russie et la Turquie ont des objectifs géostratégiques différents. Erdogan veut changer le régime syrien en se focalisant sur le départ de Bachar El Assad. Par contre, la Russie estime que cette question relève de la seule souveraineté du peuple syrien et soutient Damas dans sa lutte contre le terrorisme. Pour accomplir ses desseins, Erdogan a essayé vainement de convaincre ses alliés occidentaux de l’aider à établir une zone d’exclusion aérienne dans le Nord de la Syrie. Il a encore cherché à vendre cette idée cet été, en instrumentalisant la crise des réfugiés et des migrants en Europe. Son objectif avoué est de créer une zone tampon pour que les réfugiés syriens puissent s’installer sur leur propre sol, devenant ainsi des déplacés. En réalité, il vise à fixer des populations arabes sunnites le long de la frontière pour contrer les velléités autonomistes des Kurdes syriens. L’intervention russe, depuis septembre dernier, a définitivement ruiné les plans d’Erdogan qui a commencé à utiliser les incidents frontaliers, dus au survol du territoire turc par les avions militaires russes, comme prétexte pour harceler la Russie. Jusqu’à l’incident fatal du 24 novembre dernier. Le bombardier russe abattu par des chasseurs turcs au-dessus du bec de canard de la province d’Alexandrette (1) qui s’enfonce en territoire syrien, est l’incident le plus grave entre la Russie et la Turquie. Cette fuite en avant d’Erdogan est vaine.
La Russie ruine les plans d’Erdogan
La Russie est un vieil allié de la Syrie où elle dispose à Tartous (2) d’un point logistique pour ses forces navales en Méditerranée aux termes d’un accord de 1971 signé par l’URSS et jamais remis en cause. Moscou entend garder la seule base qui lui reste dans cette «mer chaude», depuis la fermeture en 1977 de celles d’Alexandrie et de Marsa Matruh, en Egypte. Le port syrien de Tartous est devenu encore plus précieux depuis la récupération de la Crimée qui permet à la Russie de dominer la mer Noire laquelle donne accès à la Méditerranée par les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles.
La politique de la Russie en Syrie et son intervention directe, depuis le 30 septembre, ont mis à nu le double jeu d’Erdogan, au grand dam de celui-ci.
Contrairement aux attentes d’Erdogan et de ses amis occidentaux, Moscou s’est rangée fermement aux côtés de Damas dès avril 2011 en rejetant une résolution du Conseil de sécurité condamnant la répression en Syrie. Depuis, l’appui de la Russie à la Syrie ne s’est pas démenti. Jusqu’à l’intervention militaire le 30 septembre qui continue de monter en cadence (3) et donne la preuve de la détermination de ce pays d’aller jusqu’au bout dans la crise syrienne. Les Occidentaux ont fini par le réaliser. D’où l’inflexion de la politique de certains pays européens comme la France qui considèrent désormais Daesh comme l’ennemi principal au lieu de Bachar El Assad précédemment.
L’incident de l’avion, un geste de trop d’Erdogan?
A propos du bombardier russe abattu par des chasseurs turcs, la Turquie et la Russie rivalisent de preuves et campent sur leurs positions. Ankara affirme que l’avion était en territoire turc et n’a pas été préalablement identifié (!), essayant maladroitement de plaider la spontanéité. Moscou parle au contraire d’une «provocation planifiée». Le Président Poutine dénonce un «coup de poignard dans le dos de la part de ceux qui soutiennent les terroristes». Cet incident intervient dans un contexte marqué par un rapprochement des positions entre les principaux pays intervenant dans la crise syrienne. Les Occidentaux avaient fini par se rallier partiellement à la position de Moscou qui considère que Daesh n’est pas la seule organisation terroriste à bombarder et que le sort de Bachar El Assad n’est plus la priorité. La résolution adoptée, le 20 novembre dernier par le Conseil de sécurité reflète cette inflexion et ouvre des perspectives à une coordination internationale de la lutte contre Daesh et les autres organisations terroristes, à défaut d’une coalition. Par ailleurs, la réunion de Vienne à la mi-novembre, avait mis au point une feuille de route prévoyant la mise en place d’un gouvernement de transition dans les six mois et l’organisation d’élections dans les 18 mois.
Rétorsions russes
Poutine demande des excuses. Erdogan refuse. Poutine accuse la Turquie d’aider Daesh en lui achetant du pétrole provenant des champs syriens. Erdogan rejette ces accusations et s’engage à démissionner si elles étaient prouvées. Poutine écarte toute escalade guerrière, mais annonce une «réévaluation sérieuse» des relations bilatérales. Erdogan répond que la Turquie veut préserver les «liens très forts» qu’elle entretient avec la Russie et se dit «attristé» par l’incident, mais aussi par les menaces de rétorsion économique proférées par Moscou. Ses déclarations indiquent qu’il mesure déjà les conséquences de l’incident, mais la réalisation de son souhait paraît peu probable
La Russie a perdu des hommes et ne peut passer l’éponge sur ce qui s’est passé le 24 novembre. Elle a déjà commencé à recourir à des rétorsions diplomatiques et économiques: Poutine a refusé de prendre Erdogan au téléphone et, en réponse à l’espoir formulé publiquement par ce dernier de le rencontrer prochainement à Paris, en marge de la Conférence sur le climat, le porte-parole du Kremlin a déclaré qu’aucun entretien entre les deux présidents n’était prévu. Ceci ressemble à une fin de non-recevoir.
Le ministre des Affaires étrangères Lavrov, qui estime que l’incident n’est pas «un acte spontané», mais «ressemble beaucoup à une provocation», a annulé sa visite à Ankara prévue pour le mercredi 25 novembre. Cependant, il ménage l’avenir en prenant langue avec son homologue turc. Les deux pays partagent d’importants intérêts économiques et de voisinage.
La Russie a décidé de tarir le flot de touristes russes en Turquie. Après les Allemands, ils constituent le deuxième contingent (2 à 3 millions par an) et auraient pu dépasser les 4 millions après la fermeture de la destination Egypte.
Le ministre russe de l’Agriculture a annoncé le renforcement des obstacles non-tarifaires à travers des contrôles plus stricts des produits agricoles et alimentaires importés de Turquie. Les agriculteurs turcs seront plus affectés encore que leurs voisins européens: il s’agit d’environ 4 milliards de dollars qui sont en jeu.
Enfin, les douanes et la bureaucratie russes vont se mobiliser pour décourager les exportateurs turcs.
La Russie est donc à l’offensive, y compris sur le plan militaire. Un seul domaine pourrait être préservé, celui du gaz. La Turquie importe plus de 50% de sa consommation de Russie. Elle est son deuxième client après l’Allemagne. En outre, Moscou et Ankara ont en commun le TurkStream, un ambitieux projet de gazoduc qui partirait des champs gaziers russes et traverserait la mer Noire pour connecter lesdits champs au système de transport turc et au-delà, à celui de l’Europe, sans passer par la désormais problématique Ukraine.
L’incident de l’avion invite à plusieurs lectures. Nous en retiendrons deux:
1-Erdogan a perdu ses nerfs contre la Russie qui ruine sa politique de leadership et fait le jeu de ses ennemis kurdes et syriens. Ceci implique que l’intervention russe est plus efficace que ce que certains soutiennent
2-Erdogan cherche à saboter le rapprochement qui se dessine entre les vrais «big players» pour coordonner sur le terrain leurs actions antidjihadistes. Il n’en a pas les moyens.
La marge de manoeuvre d’Erdogan est d’autant plus mince que ses alliés de l’Otan ne le suivent plus dans sa politique aventuriste et l’invitent à la prudence.
Le président Obama, par exemple, s’est contenté d’énoncer une évidence: «La Turquie a le droit de défendre son territoire» avant de faire part de son souhait d’éviter l’escalade. L’incident de l’avion sera-t-il son dernier acte?
(1) Entre 1920 et 1946, la Syrie et le Liban étaient administrés par la France qui avait reçu mandat de la SDN, l’ancêtre de l’ONU. En 1938, la France a donné la région d’Alexandrette (Iskenderun) à la Turquie. La Syrie a toujours revendiqué ce territoire qui faisait partie de la province d’Alep sous l’Empire ottoman.
(2) La base de Tartous est rattachée à la flotte de la mer Noire dont le navire amiral, le croiseur lance-missiles Moskva est arrivé récemment au large de la Syrie.
(3) Poutine a annoncé l’installation de missiles sol air S-400 en Syrie. Ils sont capables d’atteindre tout objet volant dans un rayon de 400 km et à une altitude de 30 km.