Il faut épater «El djirene» (voisins) et «el familia» (la famille). Alors, on doit choisir un «kbichou» (mouton) qui ressemble plus à un taureau, avec des cornes comme ceux d’un cerf. Plus le prix sera élevé, mieux c’est!
Pour certains, l’Aïd est un moment de partage et de solidarité, mais pour d’autres c’est surtout un moment de… frime et d’exhibition! Comme pour les mariages, cette fête religieuse est devenue un concours pour qui en mettra plein la vue à ses voisins et sa famille. Il faut épater «El djiréne» (voisins) et «el familia» (la famille). Alors, on doit choisir un «kbichou» (mouton) qui ressemble plus à un taureau, avec des cornes comme ceux d’un cerf. Plus le prix sera élevé, mieux c’est! À l’exemple de cette famille de six personnes dans la banlieue algéroise qui a décidé d’acheter tout simplement six moutons, un par personne! «Cela nous est revenu à presque 500.000 dinars», disent-ils fièrement à qui veut bien l’entendre. Cette famille qui est considérée comme étant des «nouveaux riches» expose fièrement ses bêtes à l’entrée de leur bâtisse aux trois étages- trois garages. Un moyen pour eux de s’affirmer dans ce quartier relativement chic de la banlieue algéroise, diront les mauvaises langues. En tout cas, ils ont réussi à faire parler d’eux même si c’est dans le mauvais sens de la chose. C’est aussi le cas de cet autre «richard» qui, lui, n’a pas acheté six moutons, mais un presque au prix de six. «Je l’ai acheté à 200.000 dinars», raconte-t-il à ses voisins, émerveillés devant ce bélier aux cornes «33 tours». «C’est le mouton le plus cher que j’ai trouvé, je pense avoir acheté le plus cher d’Alger», répète-t-il sans cesse à des voisins dont certains se donnent un malin plaisir à le taquiner en racontant qu’il avait trouvé un autre encore plus cher dans un autre quartier de la capitale. «C’est impossible, si c’est vrai emmenez-moi, je vais l’acheter au double de son prix», répond-il énervé. «El Djabri», comme il est surnommé, lui a fait encore mieux. Ce père de cinq enfants a carrément acheté un veau! Le seul problème, c’est qu’il ne peut pas sortir son taureau incontrôlable de chez lui et encore moins le confier à ses enfants pour qu’il fasse le tour de la «houma» (quartier).
Il a donc trouvé la solution magique, laisser le portail de la maison ouvert pour que tous ceux qui passent aperçoivent la bête exhibée dans ses plus belles postures. «Il ne supporte pas que le portail soit fermé, cela l’énerve et il risque de faire des dégâts», assure-t-il pour justifier son «expo». Si «El Djabri» et ses amis sont des fortunés qui cherchent à se faire remarquer, le «m’as tu-vu» du mouton touche aussi les personnes moins aisées. C’est même dans les quartiers populaires que la «concurrence» est la plus rude.
À Bachdjarah (quartier populaire d’Alger) par exemple on ne parle que de cette famille qui a acheté un mouton, tenez-vous bien, à 140.000 dinars. «Il est magnifique», lance le père qui l’admire à longueur de journée, pendant que ses enfants le baladent. «J’hésite encore a acheter ou non un petit mouton qui ne dépasse pas les 35.000 dinars, mais mon cousin de Bab El Oued, qui est chômeur a acheté un mouton à 75.000 dinars!», confie Sami, cadre dans une multinationale. «Ça a toujours été le cas avec ce cousin et ses frères. Ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts, mais empruntent de l’argent pour s’acheter un mouton qui dépasse largement leurs moyens», rapporte-t-il. «Quand je leur demande pourquoi? ils répondent: «Que vont dire les voisins. Il vont rire de nous…», poursuit-il. Un argument que ressort la majorité des personnes. Ce qui démontre la pression sociale qui entoure le mouton.
Les gens se sentent obligés de dépenser des millions dans un mouton pour exister, reléguant au second plan les valeurs et le caractère spirituel qui, en principe, entoure la célébration du sacrifice du prophète Ibrahim Al Khalil (Ssl). On fait la concurrence de qui a le plus gros, aux plus grosses cornes. Le conformisme «made in bladi», ou comment l’être humain devient un mouton…
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