Un comportement de consommation dit “algérien”: La petite pièce du dinar n’est pas monnaie courante

Un comportement de consommation dit “algérien”: La petite pièce du dinar n’est pas monnaie courante

La négligence des petits sous en dinars gagne de plus en plus du terrain. Ce comportement s’enracine même dans les mœurs de consommation. Tout le monde l’aura remarqué et même pratiqué. Qu’il soit devant la caisse de l’épicier du coin ou du super-marché de l’autre côté, le guichet d’Algérie poste ou celui du service commercial de Sonelgaz, le consommateur accorde de moins en moins d’importance à la petite pièce de monnaie.

Il n’est pas question ici de parler d’une pratique digne des grippe-sous, mais d’un comportement de type viral qui se généralise pour ne pas attirer l’attention de l’opinion publique. On sait bien que la baisse de la valeur du dinar en est l’une des raisons derrière ce comportement. Mais, les petits dinars continuent toujours à circuler et certains produits de consommation sont étiquetés au centime de dinar près.

Et pourtant, laisser filer à raison d’un (1) dinar chaque jour fera perdre au consommateur une épargne annuelle de 365 DA. C’est peu voire infiniment peu, dirions-nous. Mais négliger de mettre de côté cette micro-économie, aussi insignifiante soit-elle, est d’autant plus paradoxale que le recul continuel du pouvoir d’achat fait craindre aux ménages des hausses tous azimuts des produits de première nécessité. Imaginons en effet une hausse du prix de la baguette de pain de 2 DA. L’acheteur doit débourser 4 DA de plus pour l’achat de deux unités, 8 DA pour quatre et 10 DA pour cinq. À l’heure actuelle, alors que cette denrée devait être cédée à 8,50 DA, son prix est arrondi à 10 DA. Soit dit, avant toute hausse possible, le client est dépouillé de 1,50 DA.

La négligence des uns fait le bonheur des autres

Derrière, il y a au moins deux raisons qui recommandent un changement de comportement vis-à-vis de ces petits sous, au-delà de leur accorder, à tort ou à raison, moins d’importance. D’un côté, il y a la pratique des prix sur certains produits. Il ne s’agit pas des marchés de fruits et légumes, des vendeurs informels ou des épiceries d’alimentation générale où les prix, en général, sont arrondis à 10 DA, sinon à 5 DA dans le pire des cas.

Dans l’imaginaire du consommateur, ce n’est pas un manque de réflexe mais plutôt l’insignifiante valeur de cette monnaie qui le laisse fermer les yeux sur les petites pièces devant la caisse. Les exemples y sont légion. «Je me suis posé la question ces jours-ci. Enfin ça me taraude assez souvent l’esprit. En achetant un produit dans une pharmacie, le prix affiché était de 2 119 DA, je remets 3 000 DA alors que ma monnaie était de 800 au lieu de 801. Je me suis dit que j’aurais dû demander le dinar qui restait de la monnaie, autrement il fallait fixer le prix à 2 000. C’est très souvent le cas, même dans les petits commerces malheureusement», témoigne, fort à ce propos, M’henna, un quadragénaire, père de trois enfants. Les grandes surfaces de vente, parmi les enseignes les plus huppées sur le marché national, fixent aux centimes de dinars près les prix de certains produits. Prenons quelques exemples de marchandises et leurs prix tels que pratiqués chez un groupe international de la grande distribution installé en Algérie.

La carotte est vendue à 66 DA, le navet à 49 DA, la clémentine à 199 DA et l’orange à 199 DA. Au rayon des détergents, un produit de lessive pour machine à laver est cédé à 589 DA alors qu’au niveau des étals de l’habillement, un ensemble de sous-vêtement pour homme revient à 99,90 DA. Toutefois cette méthode méticuleuse de fixation des prix est vite rattrapée par la réalité de terrain. Une fois devant la caisse, le client, comme c’est assez souvent le cas, ne jugerait pas de l’utilité de se faire rendre un (1) dinar sur le kilo de clémentine qu’il venait d’acheter à 200 DA. Si maintenant les petits dinars se laissent aisément échapper des mains du consommateur, il en est loin d’être le cas pour le commerçant. À chaque solde de fin de journée, le caissier, du moins à son niveau, cumulera dinar sur dinar d’avoirs «hors-circuit» à mettre sur l’actif de l’entreprise, voire à glisser dans la poche.

Une facture au centime près…et des poussières

Mais, le consommateur n’est pas aussi «dupe» pour autant. C’est le cas de Djamila, la trentaine, qui dit s’être embrouillée avec le caissier d’un hyper-marché connu à Alger. «J’ai acheté un lot se serviettes de table fiché à 99 DA. Devant la caisse, j’ai tendu un billet de 200 et le caissier me rend une pièce de 100 DA. Je m’attendais au moins à ce qu’il dise que je n’ai pas de pièce de un (1) dinar. Au contraire, il me fixe du regard et j’ai lu dans ses yeux comme quelque chose qui me fait croire que je suis radine pour attendre le dinar qu’il me doit. Du coup j’ai piqué une colère noire car c’est mon argent, que ça soit 1 ou 0,5 DA, ça reste mon argent», raconte notre interlocutrice.

Les redevances de consommation de l’énergie électrique, de l’eau potable, du gaz ainsi que les opérations de retrait ou de virement de l’argent passent également sous des centimes de dinars près. Théoriquement, les transactions financières sont basées sur des calculs minutieux. C’est les règles financières et économiques qui l’exigent. Donc, le consommateur, en tant qu’agent dans le circuit, doit y participer au risque de voir ses calculs faussés et son économie ruinée petit-à-petit. Mais voyons comment ça marche lorsque le client se présente devant le guichet de Sonelgaz pour s’acquitter des frais de sa facture de consommation de l’électricité. Il déboursera jusqu’au dernier dinar qu’il doit à la caisse. En revanche, l’agent commercial ne pourrait céder sur un dinar, voire un centime de dinar.

Farid Guellil

LYNDA OUENDI, ENSEIGNANTE UNIVERSITAIRE ET CHERCHEUSE EN ÉCONOMIE

«Arrondir les prix produit un effet inflationniste»

-Le Courrier d’Algérie: Les Algériens utilisent de moins en moins la petite pièce de monnaie. D’où un changement de comportement du consommateur. Qu’en est-il du ou des facteurs financiers derrière ce phénomène ?

-Lynda Ouendi : En effet, nous observons une très faible utilisation de la petite monnaie lors du paiement et du règlement des différentes transactions et activités commerciales, notamment dans les commerces, le transport et les agences de services. Plusieurs raisons pourraient expliquer ce phénomène. Le manque de stratégie à long terme de la Banque centrale qui adopte plutôt des politiques conjoncturelles. Il faut savoir que la petite pièce est une monnaie divisionnaire et son émission est très coûteuse. La dévaluation de la monnaie nationale a un effet psychologique sur des agents économiques, ce qui crée une perte de confiance en la valeur du dinar. D’autres agents adoptent plutôt un comportement de précaution face à la rareté des petites pièces et augmentent la détention de ces dernières, ce qui entraîne une augmentation de sa pénurie (création de cercle vicieux). Le paiement électronique, bien que rare en Algérie, pourrait compromettre la circulation des petites pièces et accentuer sa rareté.

Pourtant les pièces de 1, 2 et 5 DA sont toujours en circulation. Les prix pratiqués pour certains produits qui se chiffrent au centime près en est la preuve. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

La principale raison de cette pratique «paradoxale» s’expliquerait principalement par le calcul du prix de revient du service (plutôt que celui du bien). Cependant, l’inexistence de pièces de centimes sur le marché algérien fait que le prix est arrondi lors du paiement par l’une des parties de l’opération (guichetier, commerçant ou client).

S’il y a un impact sur le plan économique, lequel serait-il d’après vous ?

Outre le fait d’être une source de plusieurs désagréments dans différentes transactions commerciales, la rareté et la disparition de la petite monnaie engendrent de multiples conséquences sur le plan économique. Ainsi, arrondir les prix du règlement des transactions revient de gain ou de perte à l’acheteur ou au vendeur (c’est selon la situation), et produit du coup un effet inflationniste. Sa pénurie serait un frein aux échanges économiques en raison d’une hausse des coûts de transactions. Également, si la quantité de cette monnaie ne s’accroît pas et que les opérations et les activités pour lesquelles elle est sollicitée n’augmentent pas, ceci créera une rareté relative. À grande échelle, des millions de dinars prennent une autre direction alors que, initialement, ils étaient destinés à d’autres fins.

Pensez-vous que cette négligence ou le recul de la valeur du dinar feront penser au gouvernement un retrait des petites pièces de monnaie ?

Comme nous venons de l’expliquer, la disparition des petites pièces de monnaie aura des répercussions sur l’économie du pays. Donc leur retrait du marché n’est pas encouragé. Au contraire, la Banque centrale devrait revoir sa politique d’émission de monnaie fiduciaire et mener des études sur les sources de la rareté de la petite pièce du dinar. En d’autres termes, expliquer d’abord ce phénomène avant d’adopter, par la suite, des mesures dans le but de rétablir des normes de circulation de ce type de monnaie.

F. G.

MOHAMED TOUMI, DIRECTEUR EXÉCUTIF DE LA FAC

«Il y a un manque de culture chez le consommateur»

Le milieu consumériste algérien s’intéresse de près à ce comportement qui rompt avec les traditions commerciales. Ainsi la Fédération algérienne du consommateur (FAC) en est consciente et dit observer chez les Algériens une pratique quotidienne qui va au détriment de leurs droits de consommateurs. Interrogé sur les raisons qui seraient derrière ce comportement, Mohamed Toumi, directeur exécutif de cette organisation estime qu’il y a absence d’une culture de consommation chez les Algériens. «C’est une question de culture de consommation. Elle est malheureusement absente en Algérie. Pour cause, les consommateurs ne revendiquent pas le droit de se faire rendre la monnaie auprès du caissier. Beaucoup disent avoir honte de le faire. Le commerçant par contre n’a pas honte de demander ce que le client lui doit. D’ailleurs, il gagne plus d’argent que ce qu’il devrait gagner», explique Toumi.

Ce comportement de négligence de la petite monnaie est-il le propre des Algériens ou bien a-t-il cours dans d’autres pays ?

«Les bons comptes font les bons amis», a-t-il renvoyé de ses propos comme pour dire qu’ailleurs, pour ne prendre que l’exemple des pays européens, où le principe de payer à l’exact prix du produit acheté est inviolable. Ce qui est loin de constituer un tabou, au contraire «le consommateur algérien est dans son plein droit de réclamer son argent, aussi infime soit-elle la valeur de la transaction monétaire», suggère-t-il. D’autre part, Toumi soulève le problème de la rareté de la petite monnaie sur le marché. «Nous nous sommes déjà approché des commerçants à ce sujet. Assez souvent, ils se plaignent du manque de la petite monnaie», a-t-il constaté.

F. G.