Plus de 60 ans après le déclenchement de la guerre de libération nationale, la question de la nation algérienne est toujours sujette à débats et interrogations, souvent sur un terrain polémique.
Ce qui était une certitude à l’indépendance, voire à l’éclosion du premier mouvement nationaliste algérien, l’Etoile nord-africaine (ENA) est devenue, aujourd’hui, une question sur laquelle le consensus est difficile à établir. Nous sommes tentés de voir dans ces tiraillements «nationalitaires» une marque de diversité d’opinions ou de visions s’agrégeant, tout de même, autour d’un idéal commun.
Mais la réalité est tout autre : l’histoire récente de l’Algérie, marquée par la décennie meurtrière du terrorisme, le printemps noir de Kabylie, la situation de violence dans la vallée du M’zab suggère, quant à elle, l’opposition frontale de courants idéologiques et politiques mettant en doute la coexistence pacifique des composantes de la société algérienne.
L’Etat-Nation de l’Algérie est en crise profonde, et tout indique que s’il n’arrive pas à se conformer aux exigences démocratiques et à s’adapter institutionnellement en abandonnant le modèle centralisé jacobin, le spectre d’un effondrement à la «syrienne», agité par les tenants du pouvoir et d’une partie de l’opposition, pour exercer un chantage en faveur d’un statu quo de toute façon intenable, risque malheureusement de se produire.
Nous sommes au mois de novembre, et c’est naturellement que nous renouons avec le débat pour appréhender cet événement hautement symbolique qu’est le déclenchement de la Guerre de libération. La dette morale que les Algériennes et les Algériens ont envers Ramdane Abane et Larbi Ben M’hidi et leurs compagnons tombés au champ d’honneur y est certainement aussi pour quelque chose. Novembre reste une fierté, une fierté commune à tous.
Mais peut-il en être autrement puisque l’on porte (malgré nous, si j’ose dire) l’héritage d’une Révolution qui a marqué l’histoire des peuples opprimés au XXe siècle. Avec la Révolution algérienne, n’est-ce pas la décrépitude des empires coloniaux qui s’est accélérée pour qu’arrivent enfin à se soustraire les peuples de l’Afrique à l’histoire coloniale dans laquelle la mission «civilisatrice» de l’Europe voulait les confiner.
Néanmoins, la question est de savoir pourquoi Novembre continue d’exercer un intérêt majeur, une fascination mythique sur nous alors que nous avons toutes les peines du monde à débattre des drames que nous avons vécus et subis dans notre histoire récente. Novembre est-il devenu le refuge de nos consolations d’une Algérie rêvée mais jamais réalisée, ou bien s’agit-il comme un appel sans cesse renouvelé pour aller à la recherche d’un nouvel élan patriotique ?
Nous avons évoqué dans le cadre du Manifeste pour un statut politique particulier de la Kabylie la question de la nation algérienne et de son devenir, et nous avons explicitement appelé à un nouveau contrat d’unité nationale.
Dans le paragraphe relatif au rôle historique de la Kabylie dans le Mouvement national, nous avons invité «à une lecture critique du projet national tel qu’il a été pensé et engagé par les idéologues du mouvement national».
Et sans aller jusqu’à disculper les prédateurs politiques qui ont confisqué le pouvoir en Algérie, nous avons noté que «c’est l’absence de référents explicites à la pluralité politique et culturelle dans le discours du Mouvement national, après la crise berbériste de 1949, qui a ouvert la voie aux dérives totalitaires qui ont marqué l’histoire politique de l’Algérie depuis l’indépendance».
Ce regard historique que nous avons développé n’est pas nouveau contrairement à ce que l’on pourrait penser, et à bien des égards il puise sa source dans la vision d’un groupe de nationalistes révolutionnaires qui ont, pour la première fois, posé la question de la nation, de manière moderne, rompant de manière nette avec la vision arabo-islamique, dominante alors, au sein du PPA-MTLD.
Dans un document de réflexion intitulé L’Algérie libre vivra, signé par Idir El Watani en 1949 par trois co-rédacteurs (Sadek Hadjeres, Mebrouk Belhocine et Yahia Henine), nous retrouvons la thèse d’une Algérie plurielle, démocratique et sociale tout en renforçant l’accent sur le caractère révolutionnaire de l’action à engager contre le colonialisme français. Mais ce qui saute aux yeux, puisque même aujourd’hui peu de voix se hasarderont à cette audace intellectuelle, Idir El Watani ne manque pas de relever le caractère évolutif de la nation et son lien avec la citoyenneté, ce qui lui a fait dire : «La nation, qui est dynamique et non statique, est le résultat d’un pacte tacite qui demande chaque jour à être renouvelé.»
On conviendra qu’une telle déclaration ne pourrait guère convenir aux partisans de «l’Algérie une et indivisible» qui, cachant mal leur conception rigide et monolithique de la nation, se mettent en guerre contre toute nouvelle vision de la nation. Cette intolérance n’est pas nouvelle, nous savons aujourd’hui quelle suite a été réservée à ces trois révolutionnaires : la marginalisation et l’exclusion du PPA-MTLD.
Sadek Hadjeres relate dans son livre Quand une nation s’éveille (p 361, Ed INAS) le procédé utilisé pour leur évacuation du parti : «Ils se sont contentés d’avancer une rumeur anonyme et invérifiable pour éluder l’interpellation sur trois questions essentielles : la révolution, la nation et la démocratie». La direction du PPA n’en restera pas là et à l’occasion du 2e congrès du parti tenu à une année du déclenchement de la Guerre de libération, un réquisitoire sévère cible de nouveau les partisans de l’Algérie algérienne. Ils seront vilipendés et taxés de concepteurs de complot berbériste et de berbéro-matérialistes.
La mise à l’écart de ceux qu’il faudra peut-être nommer les «berbéro-nationalistes» aura une conséquence majeure dans le déclenchement et la conduite de la guerre de libération, puisqu’il faudra attendre le Congrès de la Soummam, en 1956, sous l’impulsion de Abane Ramdane, pour qu’enfin la Révolution se donne une orientation politique claire et une organisation militaire avec un commandement défini.
Cette transformation fera dire à certains historiens que c’est le congrès de la Soummam qui a fait passer la guerre de libération de l’insurrection à la Révolution.
Formellement, rien ne permet de l’affirmer aujourd’hui, aucun témoignage n’est venu le suggérer, mais entre le texte d’Idir El Watani et la plateforme de la Soummam il y a des résonances qu’on ne peut pas s’empêcher de reconnaître. «En quoi serions-nous révolutionnaires ? disait déjà Idir El Watani : pour obéir aux lois de la transformation des choses, des idées, des sociétés humaines ; nous serons révolutionnaires dans nos buts, notre idéologie, notre action et enfin notre organisation» et plus loin il énonce : «Sans théorie révolutionnaire, dit-on couramment, pas d’action révolutionnaire.
La théorie, c’est l’ensemble des principes directeurs de l’action, principes tirés de l’expérience et qui ont pris une forme générale. Autant la théorie est inutile sans la mise en pratique, autant la pratique est aveugle sans la théorie qui éclaire la route.»
C’est dans les rapports de force et du poids de la légitimité historique dans la conduite de la Révolution que l’absence de ces cadres de valeur va le plus se ressentir.
Pour certains, alors qu’ils étaient à l’avant-garde, leur intégration au FLN se fera sur le vocable du ralliement, tandis que pour d’autres c’est l’élimination physique qui leur sera réservée, à l’image de Benaï Ouali, Amar Ould Hamouda et Mbarek Aït Manguellet. Autant dire, surtout après l’assassinat d’Abane Ramdane et la marginalisation qui s’en est suivie du GPRA, que c’était un mirage de croire à une autre voie que celle de la militarisation du pouvoir à l’aube de l’indépendance de l’Algérie.
Les récentes déclarations de Daho Ould Kablia justifiant l’assassinat d’Abane par son tempérament coléreux renseignent à elles seules de ce qui peut résulter de l’indigence politique quand elle se conjugue avec la perversité du pouvoir. «La primauté de l’intérieur sur l’extérieur» et «la primauté du politique sur le militaire» sont les deux principes directeurs de la Révolution, à vrai dire qui ne pouvaient être admis par ceux qui étaient déjà dans la course au pouvoir, pour laisser vivant celui qui les a imprimés en gras dans la plate-forme de la Soummam.
«La meilleure façon de penser la nation, écrit Chris Southcott, est de la penser comme une communauté imaginaire basée sur des mythes fraternels». Novembre reste un mythe fondateur de la Nation algérienne malgré son exploitation effrénée comme source de légitimation au pouvoir.
Mais il devient problématique de garder intemporel le dogme si le nationalisme algérien n’arrive pas à se renouveler et à évoluer de son fondement originel : la décolonisation, combat inscrit dans une phase historique spécifique n’a que bien peu de choses à voir avec une mondialisation qui a bouleversé les normes et les approches.
Aussi, la question de la Nation algérienne doit être repensée en revisitant les fondements du nationalisme algérien auquel il faut appliquer les catégories explicatives de la science politique moderne. Il faut rendre grâce à Ferhat Abbas qui avait osé la question ayant bouleversé la conscience des premiers nationalistes algériens en allant jusqu’à assumer son doute quant à la réalité de la Nation algérienne. Les réactions violentes que subira celui qui deviendra le premier Président du GPRA auront été aussi injustes qu’aveugles.
Ferhat Abbas avait eu l’outrecuidance de poser la bonne question, même si la réponse qu’il avait sous-entendue pouvait ne pas être la plus opportune politiquement. S’il avait pu savoir, comme on le sait aujourd’hui, que c’est le nationalisme qui crée les nations et non l’inverse, il aurait certainement engagé le nationalisme sur des voies encore plus fécondes. Il n’est pas inopportun de reconsidérer sa question en se demandant quelle aurait été l’évolution, ou plutôt la genèse du nationalisme algérien si l’Algérie était restée sous «protectorat» turc.
Sans le choc du colonialisme français, les Algériens se seraient-ils réveillés, dans les mêmes termes et les mêmes procédures, à la conscience de leur propre nationalité face aux Turcs ? Auraient-ils engagé, comme ils l’ont fait au début du XXe siècle, une action déterminée dans le sens de la libération nationale ? La question n’est pas une invitation à la fiction politique, loin s’en faut, suggère de saisir le caractère contingent de la naissance et du développement des nations.
Pour notre part, en tant qu’animateurs du Manifeste kabyle, nous sommes convaincus que l’avenir de la Nation algérienne est dans la conception multiculturelle qui, compte tenu de nos réalités sociologiques, politiques et culturelles, est la seule capable de fédérer nos mythes communs et nos mythes spécifiques pour construire un avenir collectif .
Hamou Boumediène