Alger a annoncé, la semaine dernière, avoir déposé devant l’Unesco un dossier afin que le raï, musique populaire, soit inscrit comme « chant populaire algérien » au patrimoine culturel immatériel. Les Marocains ne l’entendent pas de cette oreille.
Qui du Maroc ou de l’Algérie peut revendiquer la paternité du raï ou du couscous ? Le débat passionne les deux pays. À croire que la musique et la gastronomie sont les nouvelles armes d’un conflit aussi vieux que la guerre des Sables (1963), les symboles d’une méfiance historique entre l’Algérie et le Maroc. La bataille est menée devant l’Unesco, cette instance des Nations unies qui distribue chaque automne le label de patrimoine immatériel.
Le raï devait être défendu l’année dernière par le Maroc devant l’Unesco, mais finalement, Rabat n’a pas donné suite. Et ce sont les instances algériennes, cette fois, qui ont annoncé officiellement leur démarche que le 29 août : elles ont déposé en mars 2016 un dossier pour faire reconnaître le raï comme « chant populaire algérien » et ses textes de poésie tels qu’ils avaient existé au début du siècle dernier. Le président du Conseil des arts et des lettres en Algérie, Abdelkader Bendameche, veut défendre une « forme d’expression musicale et poétique féminine ». Car à l’origine, le raï, cette poésie chantée, était interprétée par les bédouines.
Mais la bataille ne se livre pas uniquement devant l’Unesco. En effet, au sein de chaque pays, plusieurs villes se disputent ainsi la naissance de cette musique : En Algérie, Oran met en avant ses artistes tels que Khaled, Cheba Zahouania ou encore Cheb Hasni, le « rossignol du raï », assassiné en 1994 dans les rues de la ville. La ville de Saïda, elle, a vu grandir Cheb Mami, et Sidi-Bel-Abbès est le berceau de Cheikha Rimitti, chanteuse de raï traditionnel.
De l’autre côté de la frontière, au Maroc, il y a Oujda, où se tient chaque année un festival international du raï. Mais comment les départager sans rendre un jugement de Salomon ? « C’est comme distinguer un chanteur du sud de la Belgique d’un autre qui viendrait du nord de la France », compare le critique musical marocain Nidam Abdi.
Ce fin connaisseur de l’histoire du raï résume cet impossible arbitrage par une anecdote : « J’ai suivi la tournée du chanteur algérien Boutaiba Saïdi en 1989. Nous devions passer la frontière franco-italienne. Et il a fallu longuement négocier, au poste de douaniers, pour deux musiciens… marocains, qui venaient de Oujda ». Les sources rythmiques du raï sont appelées Allaoui en Algérie et Raguada au Maroc. « C’est la même origine », renchérit Rabah Mezouane, journaliste musical interrogé par RFI.
« Pas plus d’intérêt qu’une ‘médaille en chocolat’ »
La bagarre semble d’autant plus vaine que ce label, patrimoine immatériel de l’Unesco, est aujourd’hui un simple cachet de notoriété pour développer le tourisme. À l’origine destiné à mettre en valeur un patrimoine menacé par le temps, les conflits et la mondialisation, la démarche de l’Unesco a été noyée par le nombre et la variété des dossiers acceptés. Il n’a aujourd’hui pas plus d’intérêt qu’une « médaille en chocolat », persifle un expert à l’origine du projet de l’Unesco,interrogé sous couvert de l’anonymat par Télérama. C’est en effet une appellation distribuée avec largesse aux pays qui en font la demande, que ce soit pour faire valoir le festival des fruits du marula en Namibie, l’art de l’improvisation poétique au Kazakhstan et Kirghizistan, les joutes oratoires au Niger, l’art de l’équitation à Vienne ou une certaine idée du repas en France. La liste est longue, très longue, et accessible par un moteur de recherche sur le site de l’Unesco. Les propres concepteurs de ce label onusien sont les premiers critiques de ses dérives : « Il y a un grand malentendu sur cette liste représentative, regrette Cécile Duvelle, chef de la section du Patrimoine immatériel de l’Unesco, interrogée par Télérama. C’était juste un outil de communication, pas un classement, mais les États se sont précipités pour y apparaître comme s’il s’agissait d’un tableau d’honneur. Aujourd’hui, c’est devenu le concours de Miss Monde ».
Le patrimoine est à Barbès
Il existe bien une autre liste, beaucoup plus restreinte celle-là, de « sauvegarde urgente » du patrimoine immatériel de l’Unesco, destinée à dénombrer les genres artistiques et patrimoniaux dont la survie est menacée : on y retrouve la fabrication de sonnailles au Portugal, le rituel pour amadouer les chamelles en Mongolie, ou la tradition orale Koogere des Basongora, Banyabidi et Batoora en Ouganda. Mais la différence entre les deux listes n’est pas connue du grand public.
Et, tant qu’à défendre la culture algérienne ou marocaine, le spécialiste Nidam Abdi aurait largement préféré que des formes artistiques peu médiatisées, comme la musique allaoui, soit mise en valeur. « Prenez le ‘bahr’, cette métrique de poésie improvisée aussi belle que du Baudelaire. Je connais un homme qui le pratique toujours. Il habite Barbès à Paris, il touche le RSA (revenu minimum en France). C’est lui qu’il faut protéger, pas le raï qui est devenu une forme de variété internationale ».
Quel raï défendre, celui des origines ou celui transformé – pour ne pas dire défiguré – par l’industrie de la variété ? Et d’ailleurs quel couscous défendre… avec quels légumes et quelle cuisson ? « Est-il besoin d’en faire tout un plat ? », ironise le site marocain Le 360.
L’Unesco devra s’armer de bien du courage pour départager les deux voisins jaloux. L’Algérie n’a pas encore annoncé formellement avoir déposé un dossier consacré au couscous, mais elle a d’ores et déjà parlé de la défense d’un « couscous maghrébin », pour ménager son voisin marocain. Concernant le raï, l’instance onusienne ne devrait prendre sa décision qu’en 2018.