usine d’ammoniac d’Oran Sonatrach : encore un scandale

usine d’ammoniac d’Oran Sonatrach : encore un scandale

Les documents qui ont été transmis à notre rédaction “par un groupe de travailleurs algériens” dénoncent un partenariat “censé être gagnant-gagnant, mais qui lèse lourdement les intérêts algériens”. Enquête.

“Ici, c’est le règne de l’injustice, de la hogra pour nous, les travailleurs algériens ! Les dirigeants indiens règnent en maîtres absolus sans que personne ne réagisse et rien n’est fait pour nous protéger, alors que l’usine a été montée avec l’argent algérien.” C’est presque un appel à l’aide, teinté de colère étouffée, qui nous est lancé par un ouvrier du complexe d’ammoniac et d’urée AOA à Mers El-Hadjadj, à Oran. L’homme a requis l’anonymat alors que nous nous efforcions d’obtenir un rendez-vous avec les dirigeants de la SPA Al charika el djazaïria el omania lil asmida (AOA), dont le management est assuré par des Indiens et des Bengalais, “ramenés” par l’actionnaire principal omanais du complexe. Et c’est précisément ce choix de management qui est au cœur de la polémique depuis 2012, suscitant critiques, dénonciations, etc.

Au départ, le projet de ce complexe, “l’un des plus grands au monde”, initié en 2008, un partenariat algéro-omanais ayant donné naissance à la Société par actions AOA, 49% pour Sonatrach et 51% à l’Omanais Suhail Bahwan Group. Un projet d’une capacité de production de 4 000 tonnes/jour d’ammoniac générant une production de 7 000 tonnes/jour d’urée granulée et créant quelque 550 emplois directs. Le financement du projet, soit 2,7 milliards de dollars, a été assuré par des banques publiques : CPA,  BEA, BNA, BDL et la CNEP-Banque, la part de financement, selon nos sources, du partenaire n’excédant pas les 16%, d’où, dès le départ des interrogations sur le niveau d’apport des Omanais. C’est ce qui, par ailleurs, nous a amenés à enquêter et à solliciter une entrevue avec les dirigeants du complexe AOA et les dirigeants de Sonatrach. Jusqu’à ce jour, une chape de plomb est tombée pour passer sous silence un scandale retentissant.

Contrats de maintenance avantageux  

Les documents qui ont été transmis à notre rédaction “par un groupe de travailleurs algériens” dénoncent un partenariat “censé être gagnant-gagnant mais qui lèse lourdement les intérêts algériens”. Ainsi, le management, tenu “d’une main de fer par les expatriés”, aurait fait en sorte de passer un contrat de service et de maintenance avec la mise à disposition de 95 expatriés.

Ce contrat a été octroyé au principal actionnaire d’AOA, sur une période de 5 ans pour un montant de 85 397 547 dollars, est-il affirmé. Ce contrat devait prendre effet en 2010, or depuis cette date, le complexe était encore en phase de réalisation. La production n’a démarré qu’en 2015. Jusqu’à l’année dernière, c’est la société réalisatrice, Mitsubishi heavy industries, qui était sur site et chargée “des tests de démarrage et de mise en service et des opérations d’exploitation et de maintenance de l’usine”, comme expliqué. Les rédacteurs du document insistent sur la présence d’expatriés n’ayant pas de compétences mais rémunérés durant 5 ans. Les travailleurs jugent ces contrats comme un procédé de transfert de devises, d’autant que la main-d’œuvre qualifiée était disponible en Algérie.

Il est ainsi expliqué que les “consultations restreintes avec six compagnies internationales réputées” seront infructueuses pour différents motifs : coûts élevés, incapacité à fournir le nombre requis d’expatriés (95) et d’une main-d’œuvre spécialisée. Parmi les sociétés sollicitées, la société réalisatrice, toujours sur site MIH, ou encore Saipem et IFFCO (Inde). Un expert-comptable fera également référence, dans un document  adressé à l’assemblée générale de la SPA AOA, aux dispositions du Code de commerce et les articles 22 et 24 des statuts de la société AOA /SPA, sur la convention “qui doit faire l’objet d’autorisation préalable de votre conseil d’administration et qui doit également faire l’objet d’approbation ou de refus par l’assemblée”. Cette convention n’étant autre que le contrat de maintenance avec le groupe SBGH, principal actionnaire d’AOA. Les travailleurs dénoncent cette complicité du partenaire Sonatrach pour ne pas avoir agi et usé d’un droit de contrôle sur la gestion du complexe. Au terme du premier contrat, un second de cinq ans passé et approuvé cette fois-ci avec une autre filiale BPIL (Bahwan international projects) du groupe omanais SBGH, pour 85 autres expatriés.

Catastrophe sanitaire et répression des travailleurs algériens

Sur un autre plan, l’omerta enveloppe le complexe avec une pression et des intimidations à l’encontre des ouvriers algériens qui oseraient  “parler”. D’ailleurs, de par le silence des partenaires et des licenciements après la grève de 2013, Sonatrach et le ministère de l’Énergie auraient pu réagir puisqu’ils étaient censés être au courant.  Les membres du conseil syndical, dont une partie a été licenciée en 2013, expliquaient les inégalités salariales, la marginalisation du personnel et des compétences algériennes. Cette situation est voulue par un management autoritaire et au travers des CDD comme nous le confirme un ouvrier algérien. “Vous ne pouvez rien dire, rien faire ou sinon votre contrat de trois mois n’est pas renouvelé. Même ceux qui ont fait la grève de 2013 ont dû signer un engagement qu’ils ne protesteraient plus”.

En 2016, ce complexe, qui permet au groupe omanais d’engranger des millions de dollars, fonctionne “sans grille de salaires pour les travailleurs algériens, sans fiche de fonction ni classification professionnelle”. Des postes comme ceux de chef de département informatique, les chefs de département laboratoire, utilité, mécanique, électricité instrumentation, inspection et opérateurs sur site, semblent exclure les Algériens au profit        “d’une main-d’œuvre expatriée non qualifiée”, lit-on dans les documents en notre possession. Plus grave est l’aspect économique et management, le complexe va provoquer d’ici à quelques années une véritable catastrophe sanitaire pour les populations de Mers El-Hadjadj et de toute la région.

Un constat que nous avons fait par nous-mêmes lors de notre déplacement sur le site. En quelques minutes, nos yeux ont commencé à nous piquer et à nous brûler à cause des rejets atmosphériques. Tristement, nous avons encore constaté que des logements sociaux ont été construits juste en face du complexe. Un habitant se plaint : “La nuit, nous ne pouvons même pas ouvrir nos fenêtres tellement nos yeux et notre gorge nous piquent, l’air est irrespirable surtout pour les enfants.” D’ailleurs, à Mers El-Hadjadj, beaucoup de pères de famille souhaitent déménager à cause de la pollution générée par l’usine et qui est extrêmement nocive. Un ancien cadre de Sonatrach nous apprend que l’ARH, l’agence chargée du “contrôle et de la régulation des activités relevant du domaine des hydrocarbures ainsi que des questions liées à la sécurité industrielle et à l’environnement” avait refusé de débloquer le permis d’exploitation. En cause, l’étude d’impact qui n’a été menée qu’après l’installation du complexe. Une aberration encore dans la conduite de ce projet. Notre source explique que l’emplacement du complexe a été choisi en dépit du bon sens pour ne pas dire autre chose puisque les vents d’ouest envoient directement, vers la commune de Mers El-Hadjadj et sa population, les rejets de nitrate qui devraient se faire la nuit. Le cri de détresse des travailleurs sera-t-il entendu ou ce dossier restera-t-il encore l’un de ces scandales dont la partie invisible risque d’être bien plus profonde qu’il n’y paraît ?