Vivre dans un village kabyle de nos jours: Quand la modernité change la donne

Vivre dans un village kabyle de nos jours: Quand la modernité change la donne

De nos jours, le village kabyle n’est plus synonyme de rudesse de la vie et de souffrance pour ses habitants, dont le mode de vie se confond désormais avec tout ce qui a trait à la modernité.

Finie l’image de ces hameaux inaccessibles, perchés au pied de la montagne, que la neige isole du reste du monde des mois durant aux risques et périls de ses habitants, qui n’ont que leurs bras pour affronter la rudesse de la vie loin de toute commodité. Certes, tout n’est pas rose, beaucoup de choses restent encore à faire, mais lorsqu’on fait une petite comparaison entre hier et aujourd’hui, on se rend compte que la vie de nos jours dans les villages ne ressemble en rien à celle d’hier.

Ils sont nombreux, ces sexagénaires qui étaient en âge de scolarité au lendemain de l’Indépendance, à ne pas avoir goûté à la joie d’aller à l’école pour la simple raison que rares étaient les patelins qui en disposaient à l’époque. Même si l’école existait, il fallait faire des dizaines de kilomètres à pied, dans des conditions exécrables, sous la pluie et la neige, pour atteindre ces lieux rares du savoir. Ne parlons pas de ces filles qui n’ont pas le droit à l’école en raison de tabous sociaux qui font que la fille est destinée à rester chez elle pour les tâches ménagères.

Ali D., un ancien cadre à la retraite, nous relate avec force détails les péripéties qu’il avait vécues dans son enfance et les difficultés auxquelles il avait fait face avec témérité, au début des années 1970, pour décrocher avec brio son baccalauréat. Il vivait alors dans un petit village reculé de la commune d’Ath Zmenzer, dans la daïra de Beni Douala. Une vraie gageure à une époque où les villageois qui arrivaient à s’offrir ce sésame se comptaient sur les doigts d’une seule main. «J’ai fait l’école primaire sans grande difficulté, car cette dernière se trouvait dans mon village d’Ath Ouaneche. Mais lorsque j’ai décroché la sixième, la ville des Genêts, qui faisait à l’époque également office de collège.

A cette époque, il n’existait qu’un seul collège d’enseignement moyen général et un autre pour l’enseignement technique au niveau du chef- lieu de wilaya et un seul et unique lycée pour l’ensemble des élèves de la wilaya», se rappelle Dda Ali, qui est revenu sur le calvaire qu’il avait vécu il y a plus de quarante ans pour pouvoir suivre son cursus scolaire.

«Je faisais 22 kilomètres à pied en aller-retour pour rejoindre le lycée, et croyez-moi, c’était une souffrance surtout en hiver», se rappelle avec amertume celui qui dit avoir cravaché dur pour pouvoir atteindre son objectif et surtout exaucer le rêve fou de ses parents, à savoir décrocher haut la main le baccalauréat. Un examen que notre jeune retraité a dû, ajoute-t-il, préparer à la lumière d’une bougie car, à l’époque, son village ne disposait pas encore du courant électrique.

L’école plus accessible

Lorsque Dda Ali compare sa trajectoire avec celle de ses enfants, il se dit que rien ne peut réunir les deux époques. «Aujourd’hui, l’école est devenue accessible à tout le monde. Avec les moyens de transport dans le cadre du ramassage scolaire, l’élève peut rejoindre son établissement en quelques minutes. Les classes sont chauffées, les écoles disposent de cantines et les élèves qui peuvent réviser leurs cours dans les meilleures conditions peuvent même se permettre le luxe de faire des travaux de recherches sur le web grâce à la généralisation de l’internet qui a atteint presque tous les villages, que ce soit à travers la fibre optique ou bien par la téléphonie mobile», se réjouit ce père de famille qui suit avec plaisir le parcours de ses enfants «devenus de plus en plus exigeants», selon ses dires à cause, plaisante-t-il, de «cette modernité qui a envahi nos villages».

Une modernité qui fait aussi le bonheur des plus âgés, car comme nous le confie Nna Taous, cette septuagénaire du village Iguounane, dans la commune de Tizi Rached, la technologie est pour beaucoup dans le bonheur qu’elle vit au quotidien avec ses deux enfants… émigrés en France. Elle parle bien sûr de cette technologie des TIC qui a aboli les distances et qui a transformé le monde en véritable village planétaire.

Lorsque Nna Taous se met chaque soir devant le micro-ordinateur que lui a offert un de ses petits-fils, elle se met à parler des heures à travers Skype avec ses deux enfants qui vivent en France et ne rate aucune nouvelle de leur vie là-bas. «C’est une autre vie qui n’a rien à voir avec celle d’il y a trente, voire quarante ans. J’ai tout le temps des nouvelles de mes enfants et je suis au courant des moindres détails de leur vie familiale à travers la petite lucarne de l’ordinateur.

C’est vous dire si la technologie a aussi métamorphosé la vie des plus âgés», explique notre vieille femme, non sans se rappeler les années soixante du siècle dernier lorsque, pour pouvoir se confier à son défunt mari, émigré lui aussi en France, et qui restait parfois plus de deux ans sans donner de ses nouvelles, elle ne trouvait que la petite lucarne du mausolée du village pour prier le bon Dieu de le voir revenir vers elle et ses enfants. «Même si nous trouvions une personne capable de nous écrire une lettre, par pudeur, nous ne pouvions pas tout divulguer. Alors, nous nous confessions par le biais de notre vénéré cheikh à travers son mausolée au village», se rappelle Nna Taous, avec un brin de nostalgie, elle qui se dit troquer avec plaisir la lucarne du mausolée avec celle de son micro ordinateur !

Que de commodités…

Ni route bitumée, ni gaz de ville, ni eau courante, ni électricité, la vie dans ces villages au début des années soixante et jusqu’au milieu des années 1990 était tout simplement une vraie gageure. Une situation qui a poussé des milliers de villageois à quitter leurs patelins pour s’offrir une vie meilleure ailleurs. Que ce soit dans le cadre de l’émigration en France ou tout simplement en choisissant de s’installer en ville ou à sa périphérie, à une période où le prix du foncier se négociait pour des broutilles. Combien sont-ils ces villageois qui ont quitté leur terre natale, au début des années 1970, pour s’installer en ville où la vie offrait de meilleures opportunités à tous les niveaux ? Leur chiffre est tout simplement énorme.

Pour vérifier cela, il suffit de voir tous ces vieux qui se rendent encore par milliers à leur commune de naissance pour y retirer des documents d’état civil, tout en ayant quitté leurs anciens villages depuis des décennies. «J’ai quitté mon village à Ighil Aissi dans la région des Ouadhias où je disposais de plusieurs dizaines d’hectares de terrain et de centaines d’oliviers à la fin des années 70 pour m’installer à Draâ Ben Khedda où j’avais bénéficié d’un logement dans le cadre de mon travail dans une entreprise publique. Entre la ville et mon village, il n’y a pas photo.

Tous les hommes de mon village ont pratiquement émigré en France et le reste a décidé de s’installer dans les villes proches du chef lieu de wilaya et même à Alger», nous confie Dda Moh, un vieux retraité rencontré dans un café à Draâ Ben Khedda. Un lieu où il ne se rend que rarement pour rencontrer ses anciens amis, lui qui a décidé de revenir dans son village natal où il a construit une petite maison pour fuir, selon lui, la promiscuité du F3 dans une cité populaire de l’ex-Mirabeau. «Quand je me rappelle les conditions de vie dans notre ancienne maison au village et celles d’aujourd’hui, je me dis que les choses ont beaucoup évolué. Il n’existe pratiquement aucune différence entre la ville et la campagne», explique Dda Moh, non sans évoquer avec nostalgie ses années de jeunesse au village de sa naissance, il y a 75 ans. Mieux, Dda Moh, qui respire toujours la force, se prépare à entamer la campagne de cueillette des olives en compagnie de sa femme et de ses enfants dans le village de ses ancêtres.

Un village qui s’est métamorphosé ces dernières années avec le bitumage des routes, l’ouverture de pistes, l’arrivée du gaz de ville et de l’eau courante. Un développement qui a fait qu’aujourd’hui, il est quasiment impossible de trouver un citoyen prêt à vendre une parcelle de terre, alors qu’il y a à peine une vingtaine d’années, même les enfants du village ne pensaient qu’à fuir la misère qui y régnait. Il est loin le temps où il fallait se lever tôt pour aller chercher du bois dans la forêt pour pouvoir préparer les repas et se chauffer. Les femmes devaient faire des centaines de mètres pour chercher l’eau de la fontaine, revenant avec de lourdes jarres sur la tête.

«J’ai quitté mon village pour… y revenir»

Aujourd’hui dans les villages de Kabylie, tout est à portée de la main. Le courant électrique, le gaz de ville et l’eau courante ne sont plus un luxe réservé aux citadins. Les différents plans de développement mis en place par l’Etat en faveur de ces régions ont apporté des fruits inestimables que nul ne peut ignorer. On peut citer le programme de raccordement en gaz de ville dans la wilaya qui constitue un challenge fort réussi par les pouvoirs publics. En une quinzaine d’années, le taux de raccordement de la wilaya en cette énergie a carrément décuplé, passant de 7,5%, représentant 21 154 foyers raccordés en 1999 à 70% actuellement, selon les chiffres communiqués par la direction de wilaya de l’énergie.

En dépit des contraintes du relief accidenté, des oppositions de particuliers au passage du réseau, avec en sus l’exiguïté des ruelles de plusieurs hameaux, plus de 600 villages sur les 1500 que compte la wilaya sont branchés au réseau de gaz naturel. Plus de 800 autres sont en cours de raccordement, selon les chiffres de la même direction. Selon ses estimations, le taux de raccordement devra atteindre 98,80 % d’ici peu, avec la finalisation des travaux de raccordement des 78 400 foyers restants dans le cadre du plan 2010-2014. Même constat pour l’électricité où le taux de raccordement est quasiment de 100% au niveau de la wilaya, selon les estimations de la même direction. Il reste quelques foyers non encore raccordés pour la simple raison qu’ils ont été bâtis récemment, notamment dans le cadre de l’auto-construction.

Une formule qui a connu un boom ces dernières années avec plus de 70 000 aides fournies par l’Etat dans le cadre de l’habitat rural au niveau de la wilaya. Très bénéfique, elle a permis à des milliers de familles d’éviter l’exode et surtout continuer à vivre des richesses de leur terroir. Ils sont nombreux ces villageois qui ont décidé d’investir le monde de l’agriculture, notamment celle de montagne dans une région connue et reconnue pour sa richesse inestimable dans ce domaine.

Certes, beaucoup de choses restent encore à faire de la part des pouvoirs publics, mais il faut admettre que les différents plans d’aides aux habitants des régions rurales ont fait que des milliers de projets ont vu le jour dans les villages de la wilaya. L’ouverture de pistes agricoles, la pose de gabions pour la stabilisation de terrains glissants, les greffages d’arbres et le captage de sources dans la montagne, effectués dans le cadre des projets de proximité du développement rural intégré (PPDRI) financés par le trésor public ont permis à des milliers de villageois de se réconcilier avec le travail de la terre.

Un secteur qui s’ajoute à celui de l’artisanat, dont la wilaya qui dispose de richesses inestimables dans le domaine. Le bijou d’Ath Yenni, la poterie d’Ath Khir et de Maâtkas, le burnous de Bouzeguène, la robe kabyle des Ouadhias, pour ne citer que celles-là, sont et font la fierté de ces régions. De plus en plus de jeunes s’investissent dans le domaine pour en faire une industrie à part entière. Des exemples qui confirment que ces centaines de villages que tout le monde fuyait par le passé sont en vérité de vraies mines de trésors qui ne demandent qu’à être bien explorées.

Ali Chebli