Au milieu des années soixante-dix, subitement quelques silhouettes sont apparues dans les coins des rues d’Oran et d’Alger, drapées dans des âbayates grises ou beiges. Un paysage étrange et étonnant. Les premières femmes islamiquement voilées osent traverser l’espace public. Elles rasent les murs, fuyant les regards surpris des passants. Vite, la rue a donné un nom à ce phénomène vestimentaire féminin importé : c’est “la 404 bâchée”.
Hâtivement, ce spectacle socioreligieux, symboliquement politique, a été encouragé et pris en charge par une force politique montante, les Frères musulmans, fortement présente dans les universités, dans les cités universitaires, à l’école et dans les mosquées contrôlées par un système politique socialisant enrouillé.
Notre génération, celle des années quatre-vingt, n’a jamais eu le moindre doute en l’islam de nos grands-mères, nos mères qui, avec fierté et beauté, portaient des foulards (âssabat) et des robes fleuries, pleines de couleurs, et des écharpes (mendil) en dentelle ou en tissu bon marché, des fotas ou des haïks. C’était beau ! C’était nous-mêmes !
Nous n’avons jamais eu, non plus, le moindre doute en l’islam de nos grandes martyres et moudjahidate, à l’image de Djamila Bouhired, Louiza Ahriz, Leïla Tayeb, Malika Kaïd, Maliha Hammidou, Zohra Bitat, Mamia… nos perles, qui ont été enfantées libres, portaient des jupes, de belles robes à bretelles, des chemises à dentelle, de beaux tailleurs… et portaient l’Algérie, belle et plurielle dans leur cœur. Et elles étaient belles, intelligentes, respectées et engagées.
Puis, un jour, la Télévision nationale socialiste a été envahie par des prêcheurs égyptiens et d’autres… Puis des paraboles ont fleuri sur les terrasses et les balcons, captant des chaînes orientales empoisonnées, et le malheur s’est généralisé !
Le ton du discours contre la femme a monté de partout. Nos grands-mères, nos mères, nos martyres, les moudjahidate, se sont retrouvées condamnées à cause de leur robe fleurie, leur foulard jaune ou rouge, à cause de leur pantalon, à cause de leur tailleur, à cause de leur jupe, à cause de leur chemisette !!! Le discours haineux sur “la femme serpent”, sur “la femme tentation” qui a chassé Adam du Paradis, sur la femme méfiance, s’est bien installé.
Au milieu des années quatre-vingt, de plus en plus en faillite, le système politique nationaliste socialisant se trouve confronté à une marée des forces intégristes islamistes. Ces forces commencent à semer le doute dans tout ce qui est algérien : islam, langue, tradition vestimentaire. La 404 bâchée, pick-up, n’est plus un phénomène bizarre, n’est plus une fausse note dans la rue. La rue s’islamise, s’orientalise, se démaghrébenise, et l’islam de nos grand-mères, de nos mères et des Djamila Bouhired et ses sœurs moujahidate et martyres recule ! Il est mis en cause. Condamné, plutôt ! Nos moudjahidate, nos grands-mères, nos mères rasent les murs. Elles sont devenues les silhouettes bizarres.
La raison recule ! Le charlatanisme avance.
Si les premières apparitions des voilées en Algérie appartenaient à une couche sociale pauvre ou moyenne, aujourd’hui le voile, et avec le voile tout ce qui est halal, représente un marché juteux pour les grandes entreprises transcontinentales américaines et européennes, chinoises et israéliennes. Les grandes hautes couturières activent pour le meilleur voile halal. Nick se lance dans le sport islamique ! Les grandes entreprises en cosmétiques créent le rouge à lèvres halal, mascara halal. Les grandes sociétés en boissons alcooliques présentent la bière halal, le whisky halal. Les féqih stars des télévisions émettent des fatwas “djihad al nikah” (djihad sexuel) !!
Trente ans après, un peu plus, les mouvements politiques islamistes se trouvent dans l’impasse, leur popularité a fortement régressé, leur projet a échoué. L’homme islamiste, ambitieux et hypocrite, s’est affranchi du costume afghan, de sa barbe sauvage, du bâton de ârq essous, pas tous. Il s’est réconcilié avec la mode vestimentaire ou presque. Il s’habille comme il lui plaisait, costume italien, chemise à carreaux, cravate rose ! Il se coiffe à sa guise, à l’image de ses stars de foot ou de scène américaine et européenne. Il nage dans la mer comme dans la piscine en maillot de bain ! Mais la femme, celle qui l’a accompagné dans son aventure islamique avortée, est restée à la 404 bâchée relookée, tantôt à l’iranienne, tantôt à la saoudienne, tantôt à l’afghane, tantôt à l’égyptienne, tantôt à la turque.
Et parce que la rue se noie dans la culture de l’hypocrisie morale et religieuse, les femmes voilées cherchent par tous les moyens de se libérer, pas toutes. Elles se libèrent à partir de leur voile. Dans leur voile. En-dessous de leur hidjab. Elles détournent leur hidjab, profitant de l’hypocrisie généralisée masculine islamiste. Oui, l’habit fait le moine et la moniale !