Du monde, beaucoup de monde. A cette gare-ci comme à celle-là. Davantage pour monter dans le train que pour en descendre. De celui de 8h25 comme de ceux de 5h50, 6h10, 6h35, 6h45, 7 h et 7h20. Des trains diesels et électriques pleins de passagers à destination d’Alger et sa banlieue.
Les moins débrouillards, parce que malades ou plus âgés, donc moins valides, risquent souvent de rester à quai, attendant celui de 8h50 avec l’espoir que ses deux ou trois rames ne soient pas aussi remplies qu’une boîte de sardines. Parmi ceux-ci, un mécontent ne pouvait contenir sa colère.
«Train du diable», s’écriait-il, déçu d’avoir raté «le sien» malgré un sprint digne d’un spécialiste des courses de vitesse. «Fils de chien», ajoutait-il sans se soucier du destinataire des jurons, le train ou son conducteur. Ni du sort de ceux qui, moins fringants, furent nombreux à préférer le retard aux incommodités de wagons pleins à craquer.
«Je l’aurais quand même pris», insistait-il, étonné de notre question de savoir si, pour n’avoir pas pris de ticket au guichet, il disposait d’un quelconque titre de transport, la fameuse carte de circulation à titre d’exemple. «La carte de circulation ?», interrogeait-il à son tour avant de nous orienter, goguenard, vers les habitués du transport ferroviaire, de plus en plus nombreux sur les quais à l’annonce du prochain train pour Alger.
Toujours aussi rempli de voyageurs ? «Toujours !» se plaignent certains pendant que d’autres, affirmatifs, précisent : «A l’aller comme au retour.» Si tout le monde achetait la nouvelle carte de circulation, la trésorerie de la SNTF serait peut-être mieux lotie que celle de Sonatrach, ironise-t-on parmi les candidats à la bousculade du «qui monte en premier pour trouver une place assise».
Une plaisanterie qui ne pèse pas moins lourd qu’une remarque, celle-là même qui fait réagir immédiatement un cheminot pressé de rejoindre son lieu de travail, quelque part à la direction ou à une gare, à Alger. «Sauf qu’au prix où sont cédés le ticket et la carte de circulation dans les trains électriques, les clients traditionnels de la SNTF finiront, tôt ou tard, par opter pour d’autres moyens de transport, le bus entre autres», avertit l’employé de la société ferroviaire.
Et, dubitatif, de se demander sur la compétence et la bonne foi de dirigeants choisis, pourtant, pour défendre les intérêts de la société : «C’est le b. a–ba de toute activité commerciale : des prix à la portée des citoyens augmentent le nombre des usagers et fidélisent une clientèle, contrairement à la cherté qui, elle, est source de désaffection des habitués du train et de déséquilibre des finances d’une société censée accomplir une mission de service public.» Ultimes propos exprimant davantage la crainte que la confiance de cet employé et de bien d’autres encore, nombreux ce lundi 13 juin sur des quais noirs de monde.
C’est qu’à 8 heures, à Thénia, un nombre incroyable de voitures a déjà pris d’assaut le parking de la gare et les aires de stationnement autorisé en ville. Sans parler des transports en commun qui, dès l’aube, viennent se décharger de citoyens, hommes et femmes, issus de villes et villages environnants. Dont Les Issers, Si-Mustapha, Bordj-Ménaïel, Chabet, Béni Amrane, Souk El-Had et autre Béni Khelifa.
La sécurité grâce à la présence de gendarmes à bord
L’impossibilité de faire le trajet Thénia-Alger en un temps raisonnable a, en effet, contraint tout le monde à recourir au train, surtout depuis que la SNTF a amélioré les conditions de voyage par la mise en circulation de trains électriques et l’augmentation du nombre de navettes.
La présence des gendarmes dans la plupart des trains rassure les familles, désormais à l’abri d’agressions physiques et verbales, œuvres de délinquants ayant longtemps profité des difficultés matérielles et financières de la société ferroviaire.
Temps révolus pour un secteur redevenu un bon moyen, sinon le meilleur, de transport des voyageurs, dont les travailleurs, les étudiants, les commerçants et ceux, non moins nombreux, qui «descendent» quotidiennement à Alger, qui pour traiter une affaire ou en régler quelques-unes, qui pour se promener ou faire ses achats. Et qui, chômeurs de luxe ou réellement dans le besoin, en profitent pour rentabiliser des jours sans.
Usagers du train en nombre de plus en plus élevé sur les quais des gares de Thénia, Boumerdès, Corso, Réghaïa, Rouiba… ; des personnes issues de catégories sociales différentes, parmi lesquelles les sans-emploi et les «mal-aimés» du système salarial ; smicards et «sans le sou» à peine aptes à se payer un abonnement «valable uniquement dans les trains diesel» ou à avouer leur situation de demandeurs d’emploi à des contrôleurs sur le point de verbaliser.
Faut-il appliquer la loi ou, une fois de plus, fermer les yeux sur d’autres cas sociaux ? Terribles situations face auxquelles la loi le dispute à la morale et inversement. Surtout depuis la mise en service de la nouvelle carte de circulation, une carte d’abonnement qui ne dit pas son nom mais qui, la montagne accouchant d’une souris, «offre l’avantage de voyager en train électrique un mois durant».
Une pièce qui, tenez-vous bien, revient plus chère que le ticket d’automotrice parce que, soutiennent ses promoteurs, «elle vous évite le guichet». Encore un avantage comme celui-là et l’usager du train est définitivement ruiné. N’en déplaise aux initiateurs de la mesure, revenus à la charge à travers un communiqué repris par l’APS et qui, mercredi 16 juin, faisaient encore la promotion d’une carte qui ne trouve visiblement pas preneur.
Ni l’examen du bac ni la grève des cheminots…
«Voyageurs à destination d’Alger, en voiture s’il vous plaît !» tonne maintenant la voix du chef de gare prêt à autoriser le départ d’un train presque aussi chargé que le précédent. A bord, les discussions tournent autour du Mondial et des Verts, bêtement battus par des Slovènes pourtant loin d’être convaincants.
Ni l’examen du bac ni les dernières grèves des cheminots ne semblent supplanter les échos et images en provenance du rendez-vous sud-africain. C’est, en vérité, tenter de faire d’un non-évènement une préoccupation particulière que d’essayer de connaître le point de vue des passagers au sujet de la fameuse carte de circulation en lieu et place d’un abonnement à la portée des clients traditionnels de la SNTF.
Sauf que, au fait de l’objet de notre mission, nos interlocuteurs font preuve les uns de politesse et brandissent l’abonnement «valable uniquement dans les trains diesel», alors que les autres préfèrent aux remarques du contrôleur le désagrément des chaînes devant les guichets. Mais les uns et les autres rêvent du jour où «les décideurs ordonnent l’établissement d’un abonnement qui ne menacera ni les équilibres financiers de la société ni les petits revenus de la clientèle».
Si une carte d’abonnement mensuel Boumerdès-Les Ateliers coûte 1 360 DA en train diesel, elle ne devrait, pour le même parcours, en aucun cas coûter plus de 1 770 DA en train électrique. Aller savoir comment les économistes et autres spécialistes maison en recherche opérationnelle ont fait pour fixer leur carte de circulation à près de 4 000DA.
Et si la route était aussi fluide qu’avant ?
Tout porte à croire que les «penseurs» de la direction commerciale, conscients de l’importance du train à l’époque des routes encombrées de bout en bout du trajet Thénia-Alger, prennent leurs décisions, forts de la liberté du renard dans le poulailler.
La situation socioéconomique du pays, les catégories professionnelles constitutives de la clientèle et leurs faibles revenus, ne semblent préoccuper que les personnes condamnées à recourir au train pour se rendre à leur lieu de travail ou de scolarité.
Comme si 13 000DA de salaire de base, lisibles récemment encore sur les fiches de paie même de quelques chefs de gare et de contrôleurs, suffisent à la fois à régler le prix fort d’une carte de circulation et à subvenir aux besoins de la famille.
«Dans une année ou deux s’ouvriront à la circulation l’autoroute est-ouest et la rocade reliant Boudouaou à Zéralda», rappelle à juste titre Slimane, un abonné qui ne sera pas le seul à reprendre son véhicule une fois la circulation routière redevenue aussi fluide que par le passé. Une situation qui permettra même aux bus de renouer avec la performance d’antan et de reconquérir les parts de marché perdues.
8h15. Le train est déjà à Boumerdès. Un train tellement plein que le moindre geste bouscule le passager d’à côté, importune celui de devant ou fait réagir celui de derrière. «Hé, vous faites mal avec votre coude incontrôlé !» réagit l’un. «Monsieur, vous me marchez sur le pied», vocifère un autre non sans se demander si «avec tout ça on ose encore parler d’avantage d’une carte de circulation excessivement chère».
Réghaïa, importante station où un tour aux guichets permet d’en savoir plus sur la popularité de la trouvaille. L’agent de service ne saurait être plus affirmatif : «Non, s’est-il désolé, aucune carte de circulation n’a encore été vendue.»
Une carte mort-née dès lors qu’aucun client n’en fait commande, notamment au niveau des gares de Thénia, de Boumerdès, de Réghaïa et des Ateliers même si, cette semaine, un bruit court sur la vente de quelques-unes, une dizaine dit-on, au niveau des gares d’El-Harrach et d’Agha.
Preuve, par le nombre, de l’échec d’une mesure prise sans étude préalable, ni sondage des usagers ou consultation des personnels en contact avec la clientèle, employés des gares et contrôleurs de voyageurs. Une amertume exprimée sans ambages par cet autre employé de la SNTF, rencontré en début d’après-midi à la gare Agha.
«C’est décevant», a-t-il regretté pour ensuite s’interroger : «Mais qui a eu l’audace de commettre une telle imprudence ? Un cadre sincère ou un adversaire de la société ?» Et de conclure : «Entre vendre moins cher pour gagner plus et compter la place à des prix qui obligent à fermer boutique, le choix a malheureusement été fait.»
Un regret auquel font écho les craintes de syndicalistes opposés à «l’enterrement du transport ferroviaire et aux desseins inavoués des partisans de la privatisation de leur société». La défense d’une SNTF aux côtés des travailleurs et au service de sa clientèle est l’objet d’une préoccupation qui ne passe pas inaperçue. La remise sur rails de la société ferroviaire n’intéresse pas plus les cheminots que les usagers du train.
Mohammed Zerouki