Washington, théâtre des liens incestueux entre l’argent et la politique

Washington, théâtre des liens incestueux entre l’argent et la politique

Selon Mark Leibovichh, reporter au New York Time Magazine, « l’industrie de la politique » a accouché d’une « ville de millionnaires modifiant la nature du fonctionnement du pouvoir ».

Quand on prend River Road vers le nord, en montant de Washington vers le riche comté de Mont­gomery, dans le Maryland, on se retrouve très vite dans la banlieue ultrahuppée de Potomac. De véritables châteaux du XXIe siècle équipés de cinq ou six salles de bains et de cuisines semblables à des salles de bal s’y alignent sur des kilomètres.

Cette concentration de richesse extravagante est la manifestation physique de la bulle de richesse qu’est devenue Washington. Cette ville, longtemps considérée comme provinciale par comparaison avec New York, s’est transformée en quinze ans en havre de luxe. Sept des dix comtés les plus prospères des États-Unis sont situés dans la région. Mais le gisement de richesse qui fait couler l’argent à flots n’est ni le cinéma, ni le high-tech, ni Wall Street.

C’est «l’industrie de la politique» qui a accouché d’une «ville de millionnaires modifiant la nature du fonctionnement du pouvoir», avertit le journaliste Mark Leibovich, reporter politique au New York Times Magazine. Dans un livre qui fait grand bruit (1), ce reporter décrit «un monde féodal» où l’argent est roi, le blocage une source d’enrichissement et l’intérêt général englouti dans une quête carriériste effrénée.

Des «pots-de-vin différés»

Il y a toujours eu un lien voyant entre argent et politique en Amérique. À l’époque du président Grant, au XIXe siècle, les hommes d’affaires le rencontraient carrément en personne dans le lobby de l’hôtel Willard, pratique qui allait créer le concept de «lobbyistes». Ces derniers -plus de 12.000 officiellement enregistrés aujourd’hui- sont devenus le symbole d’une ville dont le pouvoir de décision a crû de manière exponentielle au XXIe siècle, sous la double influence du 11 Septembre puis de la crise financière, explique Leibovich. Le secteur de la défense et de la sécurité a grossi démesurément depuis 2001. La croissance de l’État fédéral et de son pouvoir de réglementation pousse également Wall Street et l’ensemble des grosses corporations à payer des milliards pour faire voter les lois qui les arrangent.

Du coup, toute personne susceptible d’ouvrir des portes au Congrès ou à la Maison-Blanche se vend à prix d’or. ­Obsédés par leur réélection, les élus se plient aisément aux requêtes des intérêts privés, avant de récupérer leur part du «gâteau» en devenant lobbyistes. C’est le système des portes à double sens (revolving doors). Dans This Town, Leibovich dépeint avec humour -et quelque amertume- ces flopées d’élus qui arrivent à Washington avec des idées humanistes, puis deviennent les patrons de firmes de lobbying où ils empochent des millions.

Ainsi du représentant démocrate Billy Tauzin, qui rédigeait les lois sur la réglementation des médicaments. Il a été «remercié» de ses loyaux ser­vices en devenant lobbyiste en chef de l’industrie pharmaceutique, avec 11,5 millions de dollars à la clé. Une ­forme de «pot-de-vin différé», dénonce Leibovich.

Une «fête pendant la peste»

«S’enrichir est devenu l’idéal bipartisan. Il n’y a plus ni démocrates ni républicains, juste des millionnaires», s’agace-t-il. L’équipe d’Obama a été absorbée par le système, après avoir voulu le changer. On ne compte plus les anciens collaborateurs de son Administration qui se recasent sans états d’âme à Wall Street.

Mark Leibovich estime que les médias ont une place de choix dans «le club». À l’heure d’Internet et de la télévision par câble, ils ont, dit-il, substitué au métier de reporter «l’autopromotion» pour assurer leur place dans la caste du pouvoir. Pour Mark Leibovich, la grand-messe «people» du dîner des correspondants de la Maison-Blanche, «orgie d’auto­célébration» -qui coûte 10 millions de dollars chaque année- est l’ultime exemple de cette connivence. «Les nouveaux médias ont accentué le côté myope, insulaire et autosuffisant d’une capitale déconnectée du pays», estime-t-il.

Mark Leibovich voit dans «cette fête pendant la peste» une raison majeure du blocage politique actuel. «Plus c’est paralysé, plus les lobbyistes empochent. Le courage et la modération ne sont pas valorisés dans un système carriériste.» Ce qui ajoute au «dégoût» de Leibovich, c’est l’accueil fait à son livre. «On en a parlé comme d’un événement théâtral, avant la prochaine “party”. Pourtant, quand on le pose, on a envie de crier puis de faire la révolution», a noté Bill Moyers, de PBS.