Yassine Temlali : « On peut se sentir berbère ou non, arabe ou non, musulman ou non et être, néanmoins, algérien »

Yassine Temlali : « On peut se sentir berbère ou non, arabe ou non, musulman ou non et être, néanmoins, algérien »

Dans cet entretien accordé à Libre Algérie, Yassin Temlali aborde sans détours les questions fondamentales des langues et de l’identité nationale. Au moment où la question de « tamazight » revient sous les feux des projecteurs à la faveur des derniers amendements constitutionnels de février 2016, il met particulièrement en garde contre la tentation, présente au sein du pouvoir mais également parmi les défenseurs résolus de la « langue berbère », contre le danger de vouloir imposer une sorte de “tamazight fusha”.

Libre Algérie La Constitution amendée en ce début d’année stipule, dans son article 3, que « l’arabe demeure la langue officielle de l’Etat. » L’article 3 bis indique que « Tamazight est également langue nationale et officielle. » L’article 178 proclame que « toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte… à l’Arabe, comme langue nationale et officielle ». L’absence de référence explicite à Tamazight, dans cet article, laisse à penser qu’une éventuelle révision constitutionnelle pourrait, a contrario, remettre en cause son nouveau statut de « langue nationale et officielle »..

Yassine Temlali : Je ne crois pas que le but visé à travers cette formulation soit de laisser la porte ouverte à un éventuel retour en arrière sur l’officialisation du  » tamazight ». En revanche, il est clair que le régime répond au compte-goutte aux revendications linguistiques des berbérophones.

L’ « officialisation du tamazight », comme revendication populaire, a été formulée, pour la première fois, en 1980. Pour qu’elle soit satisfaite sous cette forme, tout juste formelle pour l’instant, il a fallu passer par tant d’étapes, qui étaient autant d’atermoiements : l’ouverture d’un « Institut des cultures populaires » puis de « départements de langue berbère « , l’introduction du  » tamazight » à l’école, un préambule de la Constitution intégrant l’ »amazighité » parmi les « constantes nationales », puis sa reconnaissance en tant que langue nationale.

L’absence de référence explicite au « tamazight », dans cet article 178 révèle, à mon avis, la volonté de laisser toujours quelque chose à négocier avec le mouvement populaire en Kabylie, en cas de nouvelle intifada, par exemple. C’est comme si on suggérait aux militants de la cause linguistique berbère de se battre désormais, pendant les 10 ou 20 ans, à venir, pour « l’irréversibilité de l’officialisation du tamazight! »

Le régime aime représenter les contestations en Kabylie comme étant toujours strictement ethnolinguistiques pour, bien sûr, s’autoriser à y répondre presque exclusivement sur les plans culturel et linguistique, en faisant des concessions plus ou moins substantielles selon la force du mouvement et son niveau d’organisation. Il aime représenter la Kabylie comme une région qui ne se rebelle que pour sa langue, comme si elle n’était pas traversée par les mêmes fractures qui traversent le reste du pays : entre riches et pauvres, entre couches intégrées dans le système de production et marginaux éternels…

La résolution de la question linguistique passe par une officialisation en bonne et due forme des langues berbères. Si on peut mettre 1,5 milliard de dollars dans une Grande mosquée d’Alger, on peut bien en mettre au moins autant pour amorcer le règlement d’un problème aussi central, qui, en s’aggravant, menace le pays d’éclatement. Malheureusement, le régime veut que cette question s’éternise : tant qu’elle n’est pas résolue, il pourra toujours crier à l’unité nationale menacée afin de faire taire les critiques de ses politiques. Pourtant si l’unité nationale est menacée – et elle l’est de plus en plus – il y est vraiment pour beaucoup.

La langue française, qui est selon vos propres termes « une seconde langue officielle »1 en Algérie, n’a aucun statut juridique formel… Pourtant elle est largement utilisée. Comment gérer, selon vous, sa forte présence dans la vie nationale ?

La forte présence du français en Algérie est le produit d’une histoire et d’une politique culturelle particulière. Si on la reconnaissait officiellement là où elle doit absolument l’être, dans l’enseignement supérieur par exemple, cela permettrait de sortir du bricolage que l’on voit, avec ces filières scientifiques officiellement arabisées qui fonctionnent principalement en français, sans que le coût de ce bilinguisme officieux soit à la charge de la collectivité. Cela permettrait d’attribuer, en toute légalité, des budgets plus consistants pour la formation, la documentation, etc., de dispenser des cours de « langues de spécialité » aux étudiants et aux enseignants, pour former des universitaires véritablement multilingues…

Il ne s’agit pas d’évincer l’arabe de l’enseignement scientifique universitaire mais de l’y faire cohabiter avec les langues étrangères, dans un cadre clairement défini, et sans cesse mis à jour, en tenant compte du droit de la langue arabe de devenir une vraie langue des sciences aussi bien que du droit des étudiants à une formation de qualité et à un meilleur accès à la production académique en langues étrangères. Et ici, il faut toujours se souvenir que si l’arabe a pu être, par le passé, une langue des sciences, ce n’était pas grâce à des vertus propres mais parce que l’empire musulman était alors producteur de connaissance.

Tenir compte de la forte présence du français en Algérie ne signifie pas qu’il doit remplacer les langues nationales. Ces langues peuvent être protégées par la loi et leur maîtrise rendue obligatoire pour l’accès aux fonctions publiques et la réussite aux concours et examens nationaux… C’est de cette manière qu’on peut les promouvoir et non pas par la surenchère verbale.

Que vous inspire la démarche des autorités algériennes en matière de politique linguistique ? De quoi est-elle révélatrice ?

Le régime préfère continuer à jouer le rôle d’arbitre entre deux camps adverses qui agissent, chacun, pour affaiblir l’autre et conserver leurs avantages, matériels et symboliques : le camp des francisants extrémistes et celui des arabisants extrémistes. Ces deux camps ont pris en otage le pays et nous font perdre un temps précieux en polémiques stériles. Ils ont en commun une vision… disons « idéologisée » des langues française et arabe, qui fait la part belle aux représentations fantasmées et historiquement très datées de celles-ci plutôt qu’à la réalité de leur utilisation.

Comment expliquer que des présumés « francisants » maîtrisent si mal le français et que des présumés « arabisants » martyrisent la langue dont ils se disent des amoureux éperdus ? On ne peut l’expliquer que par le fait que les langues, dans ces deux cas, sont moins des systèmes de communication que les marqueurs d’identités socioculturelles plus désirées qu’effectives. Il s’en faut de peu qu’on en voie qui tirent vanité de leur ignorance de l’arabe ou invoquent Dieu quand ils entendent parler français, comme si c’était la langue de Satan.

Certaines élites francophones dans l’administration économique, les finances, etc., par exemple, n’acceptent pas l’idée que celles-ci puissent fonctionner un jour en arabe. Elles accepteraient encore moins qu’elles puissent fonctionner dans une langue berbère ! La francophonie ici, vue sous un angle géopolitique, exprime une préférence inavouée pour le renforcement des liens avec l’Europe, symbole de prospérité économique, au détriment de liens disons… « Sud-Sud », dans le cadre du Maghreb ou de la région arabophone. Mais à supposer que le renforcement de la coopération avec le monde riche, autrement dit l’approfondissement de notre dépendance vis-à-vis de ses firmes et de ses institutions, soit l’unique choix qui s’offre à nous, pourquoi devrait-il impliquer que l’administration, en Algérie même, fonctionne dans une autre langue que les langues nationales ?

Le refus que l’arabe s’introduise dans le monde de l’économie, des finances, etc. révèle un dogme linguistique particulièrement rigide et une méconnaissance regrettable de la pratique de l’arabe dans l’aire linguistique arabophone. L’arabe a été, des siècles durant, la langue de l’administration de tout un empire, en plus d’être la langue du commerce, des sciences, de la philosophie… L’administration au Proche-Orient fonctionne bien en arabe et cela ne pose pas de problème particulier.

D’ailleurs, avec une politique linguistique audacieuse et progressiste, les langues berbères pourraient devenir elles aussi des langues de l’administration, des finances, du commerce…

Parlons maintenant des arabisants du système – je dis bien « arabisants du système » pour ne pas reproduire les généralisations de certains cercles pour lesquels le simple fait de parler français est un signe de progrès et le simple fait d’être formé en arabe est une preuve d’arriération. Ces arabisants du système dominent une partie de l’administration, de l’enseignement et des médias… Quelquefois, ils doivent leur position à leur simple connaissance de la langue arabe et non pas à quelque compétence que ce soit.

Ils ont des intérêts à défendre, ne serait-ce que parce que la production culturelle en langue arabe peut devenir un gros marché, à l’image du marché médiatique arabophone. Ils n’admettent pas que leur extrémisme n’a pas aidé à présenter l’arabe sous un jour favorable aux francophones sceptiques (quelquefois à raison) et aux berbérophones mobilisés pour le « tamazight », c’est-à-dire aux kabylophones principalement. Ils ont toujours conçu l’arabe comme une langue-identité exclusive et assimilé les francophones à des suppôts du néo-colonialisme et les défenseurs des langues berbères à des francophiles qui s’avancent masqués. Pourtant les ancêtres politiques de ces arabisants du système, les réformateurs religieux, n’ont pas toujours brillé par leur radicalisme anticolonial.

Vous évoquez des « francisants extrémistes » et des « arabisants extrémistes ». Qu’en est-il du camp des « berbéristes extrémistes »?

Il y a aussi, en plus de ces deux camps tranchés, les berbéristes. Je précise que pour moi, le terme « berbéristes » ne désigne pas tous les défenseurs de la culture et de la langue berbères : pour moi, il désigne uniquement ceux d’entre eux qui s’inspirent de la doctrine exclusiviste de l’Académie berbère plus que de celle du Mouvement culturel berbère (MCB). Contrairement à la doctrine quasi-raciste de l’Académie berbère, celle du MCB, telle qu’elle s’est élaborée en 1980, ressuscitait la doctrine multiculturelle ouverte de la majorité des berbéro-nationalistes du PPA-MTLD.

Les berbéristes, disais-je, sont en dehors du système, mais ils n’ont pas pour autant un projet linguistique démocratique et consensuel : beaucoup d’entre eux rejettent l’arabe au nom de la « berbérité authentique » mais, en fait, c’est au français et non au berbère qu’ils attribueraient volontiers son statut constitutionnel de première langue officielle. Si le français a encore une place en Algérie, a fortiori l’arabe, qui compte 15 siècles de présence continue dans ce pays.

Ces berbéristes devraient focaliser leur réflexion moins sur le rejet de la langue arabe et l’énumération de ses retards – réels, au demeurant – que sur la promotion des langues berbères, en les employant eux-mêmes dans de nouveaux domaines pour montrer aux sceptiques qu’elles peuvent devenir des langues modernes.

Surtout, il ne faut pas qu’ils oublient qu’en parlant d’inaptitude de l’arabe à véhiculer ce qu’on appelle, de façon imprécise, la « modernité », ils expriment, inconsciemment, des doutes quant à l’aptitude des langues berbères à véhiculer cette même modernité: si une langue écrite depuis 15 siècles, qui a été une langue des sciences et de la philosophie dans un empire s’étendant de l’Andalousie aux confins de la Chine, ne peut pas devenir « moderne », comment pourraient l’être alors les langues berbères qui commencent à peine à sortir de l’oralité?

Alors qu’elle prétend apaiser les tensions et soustraire Tamazight à la politisation, selon les termes du Premier ministre, la démarche officielle relance de plus belle la contestation, notamment en Kabylie. A quelles conditions la décision de créer une Académie algérienne de la langue Amazighe pourrait-elle permettre de promouvoir les langues berbères ?

Cette académie sera très utile si elle commence par le commencement : une grande enquête sociolinguistique dans les régions berbérophones pour déterminer, entre autres choses, si une langue berbère unique est le souhait de la majorité des berbérophones, si elle ne serait pas une création artificielle inutile.

Les langues berbères chez nous sont porteuses de sentiments d’appartenance régionale marquée. Si ces sentiments ne semblent pas antinomiques avec le sentiment national algérien, rien n’indique qu’ils participent d’un sentiment pan-berbère partagé. Or, un tel sentiment pan-berbère serait, à mon avis, indispensable pour la promotion d’un tamazight standard unique. La berbérophonie n’a jamais été un facteur d’unité pan-berbère en Algérie ni à l’époque coloniale ni après l’indépendance.

L’objectif prioritaire de tout travail sur les langues berbères ne devrait pas être leur unification. Je note ici que le refus de la diversité reproché aux arabisants est souvent intégralement reproduit : nous devons avoir une langue berbère unique ! Or, si les langues berbères se ressemblent, il n’a jamais vraisemblablement existé, dans le passé, de « tamazight » commun. Je ne parle pas des hypothèses de travail des linguistes, je parle de la réalité, dans les limites de nos connaissances actuelles. Les différences entre les parlers berbères ont été approfondies par les ruptures géographiques entre les différentes aires berbérophones. C’est ce qui fait que l’intercompréhension spontanée entre un Mozabite et un Kabyle, un Chaoui et un Touareg n’est pas intégrale, quand elle n’est pas quasi nulle, et que c’est, paradoxalement, l’arabe dialectal qui la rend possible.

Au lieu d’élaborer un berbère commun en laboratoire, il faut plutôt donner ses chances de se développer à chacune des langues berbères réelles de notre pays, laisser ses locuteurs adopter librement un alphabet pour la transcrire, encourager son enseignement et son utilisation dans de nouveaux domaines… Car pendant que l’on épilogue sur le meilleur « tamazight fusha », si je peux m’exprimer ainsi, ou sur l’alphabet avec lequel il faudrait le transcrire, la berbérophonie dans certaines régions continue de reculer.

Si les processus de modernisation des langues berbères peuvent converger, ce sera tant mieux. Mais leur convergence factice, forcée, menace de faire du produit final, le « tamazight fusha » un quasi-esperanto voué au sort des langues artificielles.

Vous me diriez que l’arabe standard non plus n’est la langue maternelle de personne. Certes, mais à travers sa filiation avec l’arabe classique, il a pour lui des siècles d’usages multiformes, savant et moins savants, un riche patrimoine écrit, partagé dans l’ensemble du monde arabophone. Il a aussi pour lui presque deux siècles d’usage en tant que langue de communication moderne, et il est, ce qui n’est pas rien, une des langues officielles de l’ONU.

La mise en place d’une Académie vous paraît-elle suffisante pour permettre aux langues amazighes d’occuper la place qui devrait leur revenir ?

Ce n’est pas seulement d’une académie que les langues berbères ont besoin. Elles ont besoin de budgets qui puissent permettre que leur utilisation sorte, au niveau populaire, des domaines familiers, informels et/ou peu valorisés. Elles ont besoin que leur utilisation soit la plus étendue possible, non seulement à la télé et à la radio – où, aujourd’hui, elles sont le lieu de malencontreux calques massifs sur le français et l’arabe standard – mais aussi dans la justice, l’administration, la publicité, etc.

Il est étonnant qu’il n’y ait toujours pas de journal d’information générale privé dans aucune des langues berbères. Et ce n’est par manque de financements : les mécènes ne manqueraient pas si la volonté des élites politiques et culturelles berbérophones y était.

Il est tout de même paradoxal que dans un pays où l’on nous rebat les oreilles avec la nécessaire promotion de l’initiative privée, les principaux médias berbérophones soient étatiques. Je note ici, au passage, que sur le site web de l’Agence officielle APS on peut trouver des infos en « tamazight » transcrits dans trois alphabets différents. C’est la preuve que l’Etat, quand il veut, ne manque pas de moyens.

Il ne suffit pas de revendiquer l’ »officialisation du tamazight », puis une fois celle-ci acquise, de revendiquer une « officialisation effective », puis demain, qui sait, une « officialisation effectivement effective » ! Non. Il faut que les langues berbères soient employées là où elles le sont encore rarement, et cela ne peut commencer que par la mobilisation des berbérophones eux-mêmes.

Si les berbérophones veulent que ces langues sortent du ghetto de l’oralité, il faut qu’ils commencent eux-mêmes à les utiliser dans de nouveaux domaines, de façon décomplexée. Beaucoup de langues modernes ont commencé de cette manière : l’arabe devant le syriaque et le grec, le français, l’espagnol, l’italien, etc., devant le latin….

Les berbérophones devraient être incités à ne plus avoir honte de parler leurs langues dans les situations de communication nouvelles, surtout formelles : c’est ce qu’ont fait les Catalans dans les années 1980. C’est là le rôle des élites favorables à la revendication linguistique berbère qui, encore une fois, devraient donner elles-mêmes l’exemple. Les berbérophones devraient également être incités à ne pas avoir honte de faire des erreurs en parlant leurs langues dans des situations de communication nouvelles : là aussi l’exemple de la Catalogne est éclairant, avec ces campagnes lancées pour décomplexer ceux qui ne maîtrisaient pas suffisamment le catalan pour s’exprimer dans les situations d’échange formel entièrement nouvelles pour eux. De telles campagnes nécessitent l’engagement de l’Etat en faveur des langues berbères mais, encore une fois, c’est principalement aux berbérophones de se mobiliser pour que l’Etat assume ses responsabilités dans ce domaine.

L’éventuelle introduction de « l’arabe dialectal » dans le cycle primaire a provoqué un véritable tollé l’été dernier. La ministre du secteur a dû démentir des « rumeurs » malveillantes. Comment parvenir, dans ces conditions, à « une promotion de l’arabe moderne … guidée par la recherche de ses similitudes (lexicales, etc.) avec les parlers dialectaux »2 ?

Avant de répondre à votre question, j’aimerais faire une petite remarque. Ce qu’on appelle l’arabe dialectal, c’est à dire l’arabe daridja, n’est nulle part la langue proscrite que l’on décrit. Même sous le parti unique, il n’y a pas eu de tabou sur cette langue : la politique culturelle officielle a produit nombre de manifestations culturelles dédiées à la poésie malhoun, par exemple ; il y a toujours eu des études universitaires sur la production culturelle et littéraire en arabe dialectal, et ce n’était pas une langue interdite dans les médias, la justice, etc. Sa situation n’avait alors – et n’a aujourd’hui – rien à voir avec celle des langues berbères.

Le champ d’utilisation de la daridja aujourd’hui est assez étendu, contrairement à ce qu’affirment certains partisans de son introduction à l’école, qui, souvent, disons-le, ne l’utilisent pas eux-mêmes, pas même chez eux ! Dans la publicité, il est même une langue écrite : il cohabite avec le français et a supplanté l’arabe littéral. Dans la justice, il est largement employé dans la communication orale, c’est-à-dire dans les interrogatoires, les témoignages, etc. Une déjà employé à l’école, dans le cadre d’un code-switching avec l’arabe standard enquête sociolinguistique nous révèlerait peut-être que dans les régions arabophones, il est.

Mais nous savons déjà que la communication orale informelle, dans l’enceinte scolaire, se fait aussi, en grande partie, en arabe dialectal (et en berbère). Il ne viendrait à l’idée d’aucun proviseur de s’adresser aux élèves en arabe fusha.

Que l’arabe dialectal doive être introduit dans l’enseignement ne signifie pas qu’il doit se substituer à l’arabe standard. D’ailleurs, si on voulait le promouvoir en tant que langue officielle – ce qui n’est la revendication de presque personne, disons-le clairement -, un recours massif à l’arabe standard s’imposerait. L’arabe dialectal est une vraie langue mais une vraie langue peut être momentanément inapte, à cause de pesanteurs socio-historiques, à être utilisée dans certains domaines. Ce n’est pas une fatalité : le maltais est bien une branche de la grande famille de l’arabe dialectal, il est la langue officielle d’un Etat membre d’une puissance mondiale comme l’Union européenne.

Ce qui serait immédiatement faisable, c’est de veiller à ce que les acquis préscolaires des élèves arabophones, en arabe dialectal, ne soient pas dilapidés lorsqu’ils entrent à l’école. Pourquoi utiliser « ra’a », quand on peut utiliser « chafa », tout aussi arabe ? Et pourquoi ne pas utiliser « zoudj » pour deux alors que c’est tout aussi arabe que « ithnani » ? D’ailleurs, pourquoi ne pas utiliser les deux termes, plus simplement ?

Des initiatives de ce genre, que pourraient prendre les responsables des manuels scolaires, n’ont pas pour but d’évincer l’arabe standard mais de faire en sorte qu’il ne soit pas perçu par les jeunes élèves comme une langue entièrement nouvelle, voire étrangère.

Pour quelles raisons les locuteurs de la daridja eux-mêmes ne la considèrent pas comme une « véritable langue »?

Ils voient qu’il est confiné dans des domaines de communication généralement informels, familiers et/ou peu valorisés. En plus, dans un pays qui a longtemps souffert de l’illettrisme, l’existence d’une vieille tradition écrite est un élément de prestige : or, globalement, en Algérie, le dialectal en est démuni.

Notre histoire explique peut-être aussi cette mise en opposition radicale de l’arabe standard et de la daridja. La langue qui a subi l’arbitraire colonial, au point d’être considérée comme une langue étrangère, c’est l’arabe standard et non pas l’arabe dialectal. L’objectif était d’empêcher le développement d’une langue concurrente au français et, surtout, de limiter une certaine contagion patriotique, de type panarabe et panislamique, véhiculée par l’arabe standard, langue de la nahda.

L’attachement des oulémas à la revivification de la langue arabe en Algérie visait à en faire le véhicule d’une identité culturelle globale autre que celle française, imposée par le fer et le sang. Le refus de toute passerelle entre l’arabe moderne standard, c’est-à-dire le fusha, et le dialectal, alors que nous ne sommes plus sous occupation étrangère depuis plus d’un demi-siècle, est incompréhensible.

Les adversaires de toute tentative d’algérianisation, aussi minime soit-elle, de la langue d’enseignement fondamental nous parlent de la différence entre « langue » et « dialecte ». Or, le terme »dialecte », pour les linguistes, désigne une variété régionale spécifique d’une langue donnée, et rien de plus. Ce qu’on appelle des « dialectes » sont des langues comme les autres. Le fait que leurs grammaires ne soient pas toujours écrites ne signifie pas qu’elles n’en ont pas. Sommes-nous plus attachés à la langue arabe que l’Egypte ?

On ne verra pas un Premier ministre égyptien, s’il ne maîtrise pas l’arabe standard, ânonner ses déclarations dans cette langue au risque de se ridiculiser et de ridiculiser sa fonction. En Egypte, l’arabe dialectal est une langue à part entière, omniprésente, et les présidents de la République, les ministres, les intellectuels, les journalistes, les militants politiques l’utilisent couramment à l’oral et souvent à l’écrit aussi. Le parler dialectal égyptien employé dans les situations de communication formelles, officielles et/ou savantes, emprunte une grande partie de son vocabulaire à l’arabe moderne standard.

C’est là peut-être un modèle pour nous. Chez nous aussi, ceci étant dit, l’usage d’un arabe médian, à base grammaticale dialectale et empruntant une partie de son lexique à l’arabe standard – commence à s’étendre.

Le discours officiel stipule que le triptyque « islamité, arabité, amazighité » fonde l’identité nationale algérienne. La majorité des forces politiques et sociales partage cette conception. Un large consensus règne ainsi sur la question. Une telle définition de l’identité nationale reste néanmoins prisonnière de la logique ethniciste du colonialisme qui réduisait – et qui réduit encore – l’identité nationale des peuples dominés à des référents ethniques (linguistiques, religieux…). Comment expliquez-vous cette continuité et comment sortir de ce piège qui nous enferme dans des « hystéries identitaires » ?

Les mêmes Algériens qui se moquaient des débats sarkozystes sur l’identité française sont tout à fait capables, de reproduire les mêmes obsessions identitaires lorsqu’il s’agit de leur pays ! Une Constitution n’est pas censée définir une identité. Il était compréhensible, face à la déculturation coloniale, que les Algériens marquent leur altérité culturelle par rapport aux Français, au besoin en taisant leurs différences. Aujourd’hui, rien ne justifie que l’on en soit encore obsédé par « notre identité » au point de produire ces néologismes parfaitement algériens que sont « l’islamité » de l’Algérie, son « arabité » et son « amazighité », avec ce suffixe « té » qui transforme l’islam, l’arabe et le « tamazight » en qualités consubstantielles à l’appartenance nationale. Les ancêtres des Algériens ont été païens, animistes, chrétiens… avant l’islam ; ils ont été berbères avant les invasions arabes et avant les Berbères, ils ont été autre chose que nous ne savons pas avec certitude ! Vous voyez bien qu’il est difficile de nous définir une « identité authentique ».

A l’époque coloniale, l’identité était un sentiment collectif réel : nous ne sommes pas français. Aujourd’hui, elle est souvent une injonction aussi : vous êtes musulmans, arabes, berbères.

D’ailleurs, les injonctions identitaires ne sont pas le fait du seul Etat. Les arabistes dénient aux berbérophones le droit de ne pas se sentir arabes. Les berbéristes – et je donne à ce terme le sens défini plus haut – dénient aux arabophones le droit de se sentir arabes, et les islamistes dénient à tout ce monde le droit de se sentir autre chose que musulmans. Et n’oublions pas non plus les kabylistes du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie, qui dénient aux Kabyles le droit de se sentir algériens !

Or on peut se sentir berbère ou non, arabe ou non, musulman ou non et être, néanmoins, algérien. De même, on peut se sentir tout aussi algérien que kabyle. Heureusement, la nationalité algérienne n’est conditionnée, juridiquement parlant, par aucune de ces mouvantes « constantes » : on peut être naturalisé algérien sans être ni arabe ni musulman ni berbère.

Ce que l’on se sent, en termes d’identité culturelle, devrait relever, comme la religion, de la sphère privée. La Constitution ne doit pas nous définir une ou des identités : Un Algérien a le droit de se sentir berbère sans s’exposer aux foudres des arabistes. Il a le droit de se sentir arabe sans être accusé d’ »inauthenticité » par les berbéristes.

Il a le droit de se sentir musulman sans être accusé d’avoir renié de présumées origines païennes, animistes ou chrétiennes. Ils a aussi le droit de ne pas se sentir le moins du monde concerné par ces problèmes d’identité culturelle. La Constitution doit se contenter de nous définir des langues : c’est là un aspect pratique fondamental de la vie nationale. Elle doit le faire dans le respect des droits des minorités et en tenant compte des « intérêts suprêmes de la nation ». Et ces « intérêts suprêmes » sont autre chose que les choses inavouables auxquelles renvoie habituellement cette expression. Ce sont simplement la justice, le progrès partagé et la démocratie.